sigtuna Super héros Toxic
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Posté le: Lun Avr 29, 2019 3:05 pm Sujet du message: [M] [Critique] Ça s'est passé en plein jour |
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Ça s'est passé en plein jour ("Es geschah am hellichten Tag" )
Genre : Policier, Psycho-Killer
Pays d'origine: Suisse / Allemagne (RFA) / Espagne – 1958
Réalisation : Ladislao Vajda
Avec : Heinz Rühmann, Gert Fröbe, Michel Simon, Siegfried Lowitz, María Rosa Salgado, Anita von Ow, Berta Drews...
AKA : C'est arrivé en plein jour, El cebo
En Suisse alémanique dans les années 1950 - alors qu'il coupe à travers une forêt, un colporteur bute sur le cadavre d'une fillette. Pris de panique, il court comme un canard sans tête avant de regagner la route toute proche, puis de foncer jusqu'à l'auberge du village de Mägendorf au moment où s'abat un violent orage. Du bar, il téléphone au Dr Matthäi, de la police cantonale zurichoise, pour le mettre au courant, mais ne dit rien aux villageois que l'attitude du colporteur étonne. Arrivé avec la brigade criminelle de Zurich, Matthäi constate que la fillette a été assassinée. La victime, Gritli Moser, est la fille d'un couple d'agriculteurs de Mägendorf. S'étant rendu auprès d'eux pour leur annoncer la terrible nouvelle, Matthäi, ému par leur détresse, leur promet de retrouver le coupable. Mais il a confié l’enquête à son élève et futur remplaçant, le lieutenant Henzi, car il doit dans quelques jours abandonner son poste pour aller organiser la police jordanienne. Hors, deux autres crimes identiques ont été commis dans deux cantons voisins en l'espace de trois ans, et Henzi est persuadé que Jaskier, le colporteur qui a trouvé le cadavre, un vagabond et marginal, en est le coupable, d'autant que les rares éléments matériels laissés par l'orage l'accable et que sa défense est confuse...
Maigret affrontant M le maudit dans la Suisse orientale profonde, voici comment on pourrait résumer ce singulier polar hispano-germano-helvétique qui, malgré l’académisme de sa mise en scène (assez terne certes, mais ayant le mérite de mettre en valeur le jeu des interprètes et de servir l'histoire), est une véritable réussite assez injustement oubliée.
Une réussite qui doit beaucoup au scénario (partiellement) signé Friedrich Dürrenmatt et à la qualité de son interprétation. Le film sera d'ailleurs un beau succès critique et public qui lancera la carrière internationale de Gert Fröbe et relancera celle de Heinz Rühmann en Allemagne. Précisons que, contrairement à ce que l'on peut lire un peu partout (y compris sur le générique du présent métrage !), ce film n'est pas une adaptation de "La Promesse" (Das Versprechen) mais bien un scénario original dont "La Promesse" est en fait la novélisation, ou plutôt celle de la version écrite en parallèle par Dürrenmatt, déçu par les concessions faites au producteur et au réalisateur pour le vrai scénario.
Au départ, donc, un producteur de films suisse, Lazar Wechsler, engagea son compatriote Friedrich Dürrenmatt pour écrire le scénario d’un long métrage ayant pour sujet la traque d'un tueur psychotique d'enfants. À l'époque, Dürrenmatt était loin d'avoir son aura actuelle de grand dramaturge germanophone du 20e siècle, et était surtout connu pour ses deux romans policiers écrits pour des raisons purement alimentaires, et qui a bien des égards sont des "anti-romans policiers" (le "héros", flic nihiliste atteint d'un cancer incurable, fait endosser à un abject personnage ayant pu toute sa vie échapper à la justice un crime qu'il n'a pas commis). Méprisant ouvertement le genre (le sous-titre de "La Promesse" est "Requiem pour le roman policier"), Dürrenmatt a dans l'idée de faire un anti-polar mais en reprenant la structure de ce qui se fait de mieux dans ce domaine, soit Georges Simenon, et va s'inspirer fortement de "Maigret tend un piège" (1955) tout en en inversant la plupart des séquences clés. Ainsi, l’interrogatoire "musclé" vu comme un combat psychologique destiné à faire craquer le coupable et servant d'épilogue chez Simenon devient ici un prologue aboutissant à une erreur judiciaire et un gâchis humain.
Mais Ça s'est passé en plein jour ne sera pas complètement l'anti-polar voulu par Dürrenmatt, où le hasard, ou le destin (en l’occurrence la mort accidentelle de l'assassin juste avant de tomber dans le piège dressé contre lui), contrecarreront l’enquête du héros (Matthäi) qui, obnubilé par une traque désormais vaine, finira fou et alcoolique au terme d'une longue déchéance. Une fin excellente pour un roman mais absolument pas cinégénique (pour preuve, les adaptations suivantes respectant le final de "La Promesse" seront toutes des bides), mais le hasard ou le destin vont contrecarrer le projet de Dürrenmatt (ah ah). Le film, qui devait être une coproduction helvéto-allemande réalisée par Wolfgang Staudte, deviendra au gré des désistements et des nouvelles collaborations une production hispano-germano-helvétique avec Heinz Rühmann en vedette et un metteur en scène espagnol, Ladislao Vajda, aux commandes. Or, d'une part, Rühmann, excellent acteur au demeurant, imposait systématiquement à l’époque Hans Jacoby en tant que coscénariste pour veiller à ce que son image de "brave type" soit préservée dans chacun de ses rôles, d'autre part Vajda voulait s'assurer que le film soit approuvable par la censure franquiste. Ça s'est passé en plein jour a donc une fin plus convenue (que "La Promesse") mais aussi (et surtout) plus facile à mettre en images.
Certes, on peut reprocher au film - comme le fera Dürrenmatt (plus sur le coup de la déception qu'en toute objectivité) - une certaine sécheresse dans sa mise en scène, voire sa pudibonderie (on entraperçoit à peine le cadavre de la fillette dans la scène d'ouverture et il restera hors champs lors de sa découverte par la police), mais tout cela est compensé par les performances des interprètes, en commençant par celle de la fillette "appât" (Anita von Ow) bluffante de naturel. Si Ladislao Vajda ne fut pas le réalisateur le plus talentueux de sa génération, il était par contre remarquablement doué pour diriger les enfants si l'on en juge par ses deux films emblématiques, le présent métrage et "Marcellino pan y vino". Carrière singulière que celle de ce réalisateur né hongrois d'un père dramaturge marxiste et d'une mère ashkénaze germanophone. Il débute sa carrière en tant que monteur en Allemagne au début des années 30, avant que les lois raciales ne le forcent à retourner dans son pays natal où il devient réalisateur jusqu'en 1938 et la promulgation par le régent Horthy de décrets antisémites. Il part alors en Italie fasciste où il tourne deux films avant d’être à nouveau rattrapé par les mesures anti-juives imposées par l'allié allemand. Il termine alors sa tournée des dictatures en Espagne franquiste où il s'installe définitivement.
Vedette de ce film, Heinz Rühmann est souvent comparé en France à Fernandel (sans doute parce que dans son seul film français, "La Bourse et la Vie", il partageait la vedette avec le comique marseillais), dont il est pourtant aux antipodes et par le jeu et par le physique. Mais les deux appartenaient à la même génération, avaient une popularité comparable, et ce tout au long de leur carrière, dans leurs pays respectifs et ont essentiellement joué des comédies. Petit, blond, le visage poupin, Rühmann dut attendre la cinquantaine pour être crédible dans des rôles dramatiques. Ami personnel de Göring (il était pilote émérite), Rühmann était par contre peu apprécié de Goebbels du fait de son refus de quitter sa première épouse juive qu'il trompait pourtant ouvertement. Il finit par divorcer en 1938 (après avoir exfiltré sa future ex en Suède) pour épouser une jeune actrice viennoise... elle aussi juive (grâce à l'aide de Göring, elle sera "homologuée" "quart de juive", ce qui lui permettra non seulement d'éviter la déportation mais aussi de continuer son métier pendant la guerre). Sorte de "Juste" involontaire, ou plutôt grâce à son inclinaison pour les grandes brunes, Rühmann sera épargné par la commission de dénazification en 1946 et poursuivra sa carrière jusqu’aux années 80 en continuant de dominer le box-office teuton.
Mais incontestablement, et bien que sa présence à l'image ne doit pas dépasser le ¼ d'heure, celui qui crève l’écran c'est Gert Fröbe en serial killer particulièrement pathétique (nul "spoiler" ici, son statut est révélé dès sa première apparition, tout comme l'innocence du personnage de Michel Simon). Une prestation qui va transformer sa carrière, pourtant déjà longue de plus de quarante films, et lui faire accéder au vedettariat. Signalons aussi Michel Simon, en allemand dans le texte (il était suisse, ne l'oublions pas) mais toujours égal à lui-même, et Siegfried Lowitz, future star du Krimi puis de la télévision tudesque, en élève / remplaçant du personnage de Rühmann. Avant La grenouille attaque Scotland Yard, la plupart des films que tourna Löwitz avait Rühmann en vedette. Ce dernier appréciait particulièrement son cadet, parce qu’il était un excellent comédien mais surtout parce qu’il était l'un des rares acteurs allemands à ne pas devoir baisser la tête quand il lui donnait la réplique.
Finissons par un conseil (et par paraphraser Fritz Lang) : "surveillez vos enfants et méfiez-vous des gens qui achètent des truffes au chocolat" (ne serait-ce que parce qu'ils ont des goûts de merde).
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