16 rue du Repos


Editeur : Rivière Blanche

Collection : Aucune

Auteur : Philippe Ward

Date de sortie : 2009

Nbre de pages : 256

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Godasse. Ses amis le surnommaient Godasse. Autrefois il portait un nom et même un prénom, il possédait même une adresse. Seulement, le passé ne présentait plus aucun intérêt pour lui. Il avait tout oublié depuis longtemps, très longtemps même.

Le soleil hivernal disparut derrière un immeuble délabré recouvert d'échafaudages. Godasse referma sa parka élimée pour se protéger du vent glacial qui balayait la rue, s'infiltrant dans ses vieux os. Il accéléra, mené par une idée fixe : se réfugier le plus vite possible dans son nouveau domicile. Il atteignit enfin une lourde grille, l'ouvrit et entra d'un pas assuré dans le cimetière.

Son regard se posa sur l'alignement symétrique des monuments funéraires qui s'étendait à perte de vue.

Après avoir goûté aux charmes des locaux aseptisés d'associations caritatives, dormi dans les couloirs du métro ou dans les poubelles de Paris, savouré la chaleur des cellules des commissariats de police, Godasse avait finalement trouvé le lieu tranquille par excellence, le rêve de tous les S.D.F. Son chez-lui possédait un nom connu : le Père-Lachaise.

Les longues années de route de Godasse l'avaient habitué à côtoyer la misère. Vivre parmi les morts ne le gênait plus, bien au contraire. Ici, personne ne le frappait pour le dépouiller de ses maigres biens.

Godasse jeta un coup d'oeil furtif pour repérer un éventuel employé qui traînerait encore dans les allées.

N'apercevant qu'une petite vieille, courbée sur elle-même, un pot de chrysanthèmes dans les mains, il entra rapidement de peur qu'on le surprenne. Il passa sous d'immenses cyprès entourés de parterres fleuris et se dirigea vers son "studio", un mausolée délabré qui le protégeait des intempéries et des hommes.

Sa découverte relevait du pur hasard. Au cours d'une de ses pérégrinations sans but dans les rues froides de Paris, Godasse avait pénétré sur un coup de tête dans le cimetière du Père-Lachaise. Ses pas l'avaient porté devant une chapelle funéraire. Là, il était resté en admiration devant les statues. Puis, sans réfléchir, il avait poussé la porte et regardé à l'intérieur. Il avait compris aussitôt qu'il tenait sa nouvelle demeure. Il se l'était appropriée sur-le-champ, profitant de sa chance. En plus, le dernier occupant des lieux avait été enterré en 1846.

Un comte d'après le nom gravé au-dessus de la porte.

L'idée de dormir dans la dernière demeure d'un aristocrate l'amusait. Chaque fois qu'il y pensait, un petit sourire apparaissait sur sa figure rougeaude. Lorsqu'un de ses compagnons de misère lui demandait où il passait la nuit, Godasse le fixait avec un air mystérieux, puis lâchait d'un ton solennel :

- Chez un Comte, môssieu. Un comte me loge gratis. Oui Môssieu, je dors chez un aristo.

Godasse les regardait secouer la tête. Certains pensaient que la raison venait de le quitter. Et lui ricanait dans sa barbe pendant que d'autres se moquaient de lui. Il riait de plus belle car tous étaient intrigués lorsqu'il s'éloignait à la tombée du soir et disparaissait de leur vue pour réapparaître le lendemain.

Godasse poussa la porte en bronze à moitié sortie de ses gonds et, après un dernier regard sur le cimetière, pénétra dans sa demeure. Le calme qui régnait dans la pénombre lui apportait toujours réconfort et soulagement.

Il se laissa choir sur une vieille couverture. Une bouteille de vin rouge sortit par enchantement de sa veste. Il la déboucha, ferma les yeux, but une gorgée. Un puissant rot de contentement suivit.

Depuis plus de deux mois, il vivait dans ce mausolée comme un coq en pâte, à l'abri des rigueurs de l'hiver. L'intérieur mesurait à peine cinq mètres carrés, mais il s'en moquait. Cela suffisait amplement pour dormir. Godasse avait transporté petit à petit un matelas, des couvertures, une vieille chaise. Chaque fois, il faisait bien attention de ne pas être repéré par les employés. Le seul inconvénient : ses voisins. Cinq cercueils aux trois-quarts éventrés laissant entrevoir des fragments d'os. Dans un coin, empilés les uns sur les autres, des crânes aux orbites vides le contemplaient de leur sourire édenté. Sûrement des vandales qui les avaient sortis de

leurs niches. Cependant, Godasse ne pouvait pas s'en plaindre : jamais la moindre remarque, jamais la moindre critique. Des hôtes remarquables qui n'avaient pas même un mouvement d'indignation quand il rentrait saoul, ce qui lui arrivait plus souvent qu'à son tour.

Godasse allait entamer son repas du soir - une boîte de pâté accompagnée d'un morceau de pain quand des miaulements se firent entendre au dehors. Il se releva en grimaçant. Son arthrose se rappelait à son souvenir. Il entrebâilla la porte ; une grosse boule de poils roux entra en furie. Elle fit le tour du caveau en bondissant sur les cercueils, puis s'arrêta brutalement au milieu de la pièce. Le chat regarda Godasse, miaula et vint se frotter contre ses jambes en ronronnant de plaisir.

Godasse se rassit et, comme à son habitude, tendit un morceau de pâté à son compagnon. Celui-ci le renifla avec dédain. Brutalement, ses griffes fusèrent vers la main de son bienfaiteur pour s'y planter profondément.

Une douleur tenace s'infiltra dans tout le bras gauche de Godasse.

Il poussa un juron et assena un violent coup de poing sur la tête de l'animal, mais il ne frappa que le vide.

Le chat avait retiré ses ongles acérés pour se réfugier sur le plus haut des cercueils, le plus récent, celui dont le bois était encore solide. Là, indigné, poils hérissés, crocs sortis, le chat darda son regard mauvais sur Godasse.

Finalement, l'animal lâcha un miaulement déchirant pour bien montrer son hostilité envers l'homme.

- Saloperie de bestiole ! lança Godasse. Tu vas voir comment je vais t'dresser.

Il tenta d'attraper le chat, mais celui-ci demeurait à distance respectable, l'observant de ses petits yeux dorés. De dépit, Godasse lui jeta une pierre qui l'atteignit dans le dos. L'animal feula, puis bondit par-dessus l'homme. Ensuite, il s'enfuit du caveau sans demander son reste.

- Merde ! jura Godasse. Tu peux toujours te les arrondir si t'espères que j'te redonne encore à bâfrer.

Un mince filet de sang s'écoula sur le sol poussiéreux. Godasse sortit de sa poche un mouchoir répugnant de crasse dont il confectionna un pansement de fortune. Pour se remonter le moral, il prit la bouteille de vin et s'octroya de généreuses rasades qui réchauffèrent son corps.

À nouveau, une onde foudroyante se propagea dans son corps. Godasse lutta pour chasser la douleur qui s'amplifiait jusqu'à la limite du supportable. Il enleva le mouchoir pour examiner la plaie ; le sang refusait de s'arrêter et coulait sur le sol.

Godasse s'empara de la bouteille d'Armagnac qu'il cachait précieusement dans un cercueil et, à regret, versa quelques gouttes sur la blessure. Le supplice s'accentua. De rage, il vida le fond de la bouteille avec le secret espoir que l'alcool anesthésierait la souffrance. Un cri enfla dans sa poitrine puis jaillit dans sa gorge avant de se répercuter dans tout le caveau. Loin de l'avoir anesthésié, l'Armagnac bouillonnait sur sa chair, et d'énormes cloques couvraient sa main en feu.

Devant la morsure tenace de la douleur, Godasse se résolut à sortir pour demander l'aide de la première personne qu'il croiserait. Tant pis s'il perdait son havre de paix. Son calvaire devenait intenable. Il fit deux pas maladroits avant de s'étaler de tout son long. Il se releva difficilement, la souffrance toujours aussi vive. Rien à voir avec celle qu'il endurait quotidiennement depuis des années, celle liée au froid, aux privations ou aux coups.

Au cours de ses années d'errance, son corps s'était endurci à la vie. Jamais il ne s'était plaint. Même quand ses pieds saignaient à force de marcher dans des chaussures trop petites. Mais ce soir, la douleur était autre, plus extrême.

Godasse essaya de gagner la porte mais son pied droit s'enfonça dans une excavation. Impossible de s'en arracher. Il tira de toutes ses forces. La terre lâcha prise et Godasse partit à la renverse.

Sa tête heurta un moellon. Il resta un long moment dans un état semi-comateux. Un nouvel élancement, plus douloureux que les précédents, lui fit rouvrir les yeux.

Une femme se tenait à l'intérieur du mausolée, devant la porte. Pas une de ces vieilles ridées, habillées de noir, qui peuplaient le cimetière. Une femme désirable dont émanait une beauté sauvage, primitive.

Elle se déplaça vers Godasse d'une démarche féline. Un sourire éclairait son visage.

La douleur disparut subitement du corps de Godasse, laissant place à un sentiment violent mais plus agréable qu'il avait oublié depuis une éternité.

Godasse détailla la femme. Malgré le froid qui régnait dehors, elle portait un déshabillé léger et transparent.

Ses seins étaient pleins, ses formes gourmandes. Mais ce qui frappa le plus Godasse, ce furent ses yeux dorés qui le fixaient avec avidité. Les mêmes yeux que le chat. La sensation de malaise ne dura qu'une fraction de seconde car les hanches provocantes ondulèrent vers lui au rythme d'une musique imaginaire. Elle exhalait une odeur de sexualité perverse, comme si chacun de ses gestes invitait à la luxure.

Godasse n'avait qu'à tendre le bras pour la toucher. Il fit le geste, sans même se rendre compte de l'érection qui agitait son bas-ventre. Sa main se posa, tremblante, sur la peau blanche.

À ce contact, la chair d'albâtre se flétrit, se craquela en une plaque de vernis boursouflé. Un relent de décomposition envahit le caveau.

Ensuite, tout alla très vite. La femme se racornit. Les magnifiques yeux dorés roulèrent de leurs orbites, glissèrent le long des joues avant de s'écraser mollement au sol. Les cheveux noirs s'effeuillèrent par poignées.

La lèvre supérieure se retroussa dans un dernier rictus, puis se détacha. Les deux rangées de dents s'inclinèrent en une cascade pointue. Les ongles longs, peints en rouge vif, se noircirent, puis tombèrent à leur tour sur les dalles. Tout le corps de la femme s'effondra soudain. Seul le squelette se tenait droit, au milieu de la poussière.

La scène ne dura pas plus de cinq secondes, mais Godasse, paralysé par la peur, sentit le temps se refermer autour de lui. Son esprit lui cria de fuir. Rien de cette vision ne pouvait appartenir à la réalité. Et pourtant il demeura immobile à la contempler, sans la moindre réaction.

Les mains squelettiques de la femme s'avancèrent alors vers lui. Godasse ne put s'empêcher d'éclater de rire. Pour une fois qu'il était à jeun, ou presque, son cerveau inventait une apparition cauchemardesque, digne de ses pires délires éthyliques.

Son rire s'éteignit dans sa gorge. Les phalanges osseuses de la femme venaient de caresser sa tête, comme une mère câline. Soudain, elles tirèrent d'un coup sec, dénudant à moitié la calotte crânienne. Un liquide chaud et visqueux ruissela sur le visage de Godasse.

Alors il sut : le cauchemar était bien réel.

Les mains le dépouillèrent de ses vêtements, griffèrent sa peau, lacérèrent ses muscles jusqu'à ce que la chair ait disparu. Le sang abreuva la terre qui l'engloutit en se délectant. Les mâchoires de la femme se posèrent dans un baiser de mort sur les lèvres de Godasse. Les dents mordirent la chair sèche, aspirèrent des lambeaux de muscles avant de broyer les os de la mâchoire.

La créature poursuivit son travail de destruction. Le corps de Godasse se transforma en une immense charpie boursouflée. La poussière qui volait autour d'eux obstrua aussitôt sa bouche grande ouverte. Un dernier spasme secoua tous ses membres lorsque les doigts osseux emportèrent les parties génitales pour s'engouffrer par la blessure béante qui s'ouvrait maintenant. À nouveau, le sol apaisa sa soif en absorbant goulûment le sang.

Godasse venait de dépasser tous les seuils de la souffrance. Pour la première et unique fois de sa vie, il se sentit libre, au-delà de toute contrainte matérielle. Son esprit sombra dans le néant de la mort.

Satisfait, le squelette de la femme se désagrégea dans un silence entrecoupé par les craquements des os qui pleuvaient en poudre blanchâtre.

À son tour, le corps de Godasse se ratatina. La peau et les muscles se momifièrent puis tombèrent en poussière pour se mélanger à la terre.

Au-dehors, l'obscurité prit lentement possession du cimetière. Toute trace de Godasse, autrefois appelé Marcel Ribaud, venait de disparaître à jamais de la mémoire des hommes.

 

A propos de cet extrait:

 

Site de l'éditeur: http://www.riviereblanche.com/ 

 

(Copyright Rivière Blanche/Philippe Ward, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)