Sabre de Sang, Le

 

Editeur : Edition Critic

Auteur : Thomas Geha

Date de sortie : 30 octobre 2009

Nbre de pages: 252

 

 

 

 

CHAPITRE I

 

 

An 727. Royaume shao.

 

 

Une tête à la bouche ouverte et aux yeux surpris injectés de sang roula près de moi, idiote incarnation de la mort. Une tête de Shao. Tout un symbole. Les yeux farinés de poussière et de cendres, je marchais, aussi droit que possible, sur des monticules de cadavres. Il s'agissait de Qivhviens et de Shaos entremêlés à leurs montures, ou à leurs armes ensanglantées devenues inutiles. Délétère, l'atmosphère de poussière, de feu et de sang était intenable. Je suais sous ma légère armure, toussais sous mon casque.

Trop loin pour que je puisse agir, mais assez près pour le reconnaître, je vis le cartar Darsantic tomber à terre, transpercé par la lance d'un soldat qivhvien. Une détresse profonde m'envahit : encore un de nos nobles chefs mort ! Cela signifiait aussi une flamme d'espérance en moins.

J'avais envie de hurler. Avec l'énergie du désespoir, je me jetai sur l'assassin de Darsantic. Mon épée ravagea le casque du Qivhvien, avant que sa pointe ne lui transperce la carapace. Ma lame était à peine ressortie qu'un autre ennemi m'attaquait déjà. Sans hésiter, je m'élançai vers le soldat. Nos lames s'entrechoquèrent à plusieurs reprises. Malgré la fatigue, je compris que ce gros serpent ne tiendrait pas longtemps. Ses mouvements, trop lents, trop gourds, le perdraient très vite. Trente secondes plus tard, je le décapitais. Je ne savais plus trop combien d'ennemis mon épée avait éliminés : beaucoup, c'était évident mais vain. Le royaume des Shaos allait tomber. Cette ultime bataille, celle du désespoir, ne tournerait pas en notre faveur. Le ciel noir veiné d'orange en raison des gigantesques feux allumés par les Qivhviens avait tranché : Tabari, notre Dieu, était déchu de son trône au profit de Karez, la triste divinité qivhvienne.

Si autour de moi tout n'était que cris de charge et bruits d'épées, je ne me leurrais pas. Les chants guerriers shaos ne résonnaient plus à mes oreilles. Des larmes coulèrent sur mes joues. Mon chagrin me porterait jusque la mort. Je ne pouvais renoncer.

La bataille approchait de sa conclusion, et je savais qu'elle serait fatale aux hommes du Grand cartar Rartac. Nous n'étions plus assez puissants pour résister aux hordes qivhviennes, mieux armées, plus nombreuses. Et moi, cartar Tiric Sherna, je pouvais seulement me battre jusqu'à la mort. Je "devais" me battre jusqu'à la mort."

 

Après cinq bonnes minutes de répit où je pus reprendre mon souffle, je fus attaqué par trois soldats qivhviens. Cette fois-ci, je n'avais plus de garde-cartar, mes fidèles protecteurs, pour me prêter assistance. Je ne pourrais pas résister bien longtemps. Outre leur grande taille, leurs longs bras et leur peau squameuse presque aussi dure qu'une armure, les Qivhviens étaient intelligents et organisés. À trois, ils sauraient inévitablement s'y prendre pour me tuer. Dans les alentours, il ne restait qu'eux et moi. Le reste de la bataille s'était déplacé un peu plus en avant, dans une vallée encaissée où résonnait la furie de combats. Les guerriers qivhviens me jetèrent des regards narquois et dans le même temps se déployèrent en arc de cercle. Je ne pouvais bien sûr pas assurer ma défense de chaque côté, mais j'allais vendre chèrement ma peau. Prêt pour le dernier baroud d'honneur.

- Allez, venez, je vous attends, mignonnes plantes vertes !

Leurs queues rétractiles hérissées d'écailles acérées fouettèrent le sol en signe de colère.

- Insolent, lâcha l'un d'entre eux d'une voix rauque, quasi désincarnée derrière son casque. Je vais t'attraper et me faire un plaisir de te dépecer vivant, morceau par morceau. Tu crieras pitié bien vite.

- Essaie, dis-je simplement, en rapprochant de mon cœur la garde de mon épée.

Mais je ne reçus jamais la charge de mes adversaires : une volée de flèches les transforma en jolis hérissons. Je voulus remercier mon sauveur, qui s'était caché sur un promontoire rocheux, mais au même instant son corps bascula, et il s'écrasa à mes pieds. Il s'agissait de Jornar Karinko, un fidèle serviteur de ma compagnie. Je le remerciai silencieusement, tout en lui souhaitant une après-vie plus heureuse.

Je marchais sur des cadavres. Des Shaos, des Qivhviens. Je devais rejoindre les derniers groupuscules de résistance. Seul, je ne pouvais rien espérer. Mais, alors que j'enjambais un énième corps de harull, je ne vis pas le petit précipice qui s'ouvrait devant moi. Ma chute ne dura qu'un court instant. Je retombai sur le dos en maugréant, perdis mon casque et me cognai la tête contre un gros rocher noir.

Je perdis connaissance en maudissant ma stupidité.

 

Une gerbe d'eau usée jetée au visage me fit reprendre conscience. Je voulus tâter mon crâne – qui avait dû récolter une belle bosse – mais mon geste ne put jamais suivre ma pensée : j'étais solidement enchaîné. Et nu.

 

Ma vision mit un certain temps à se régler. Mes yeux, usés par la poussière et les combats, étaient irrités. Un colosse qivhvien, vraisemblablement un pidoorgar – chef de troupe – se tenait devant moi, ses belles dents blanches et pointues bien visibles.

- Toi, tu n'es pas mort parce que tu es un guerrier et un noble, m'annonça-t-il sans préambule. Quel est ton nom ?

-Tiric Sherna. Je suis cartar en la province de Silga.

- Ouais, je connais ce coin. Une région broussailleuse, à la terre morte, vide de population en temps normal, encore plus désormais. Tu n'as donc aucune importance politique… Je pourrais te tuer sur le champ, mais je crois que tu seras plus utile ailleurs.

Il fit mine de réfléchir tout en grattant sa barbécaille. J'en profitai pour jeter un œil autour de moi. Nous étions dans un camp d'avant-garde, où les Qivhviens parquaient leurs prisonniers. Quelques étendards impériaux flottaient au-dessus des yourtes. Près de moi, d'autres captifs, endormis ou blessés, partageaient mon sort. Je cherchai trace du Grand cartar, en vain. Je reconnus néanmoins son écuyer, en piteux état, un bras en moins. Si, par chance, je parvenais à l'approcher, il me serait possible de savoir ce qu'il était advenu de notre chef. Cependant, je devais agir vite. Vu son état, il était inutile aux Qivhviens et ne tarderait pas à mourir. Vidé de son sang, probablement.

- Tu seras conduit aux arènes de Ferza, capitale de l'empire qivhvien. Notre noblesse raffole de ces combats. Tu pourras faire honneur à ton rang de guerrier. Enfin, si tu survis au voyage, bien entendu.

Il me gratifia d'un coup de pied dans l'estomac – qui me plia en deux – et donna des instructions à un garde avant de s'éloigner en boitillant. J'avais une envie furieuse de me le farcir, ce gros tas d'écailles. Patience. Si j'avais la moindre chance, je la saisirais. Les arènes de Ferza ne m'attiraient pas le moins du monde. Leur réputation n'était pas glorieuse. On en ressortait forcément les pieds devant et la tête au ras du sol.

Le désespoir me submergea soudain. Le royaume des Shaos était tombé entre les mains qivhviennes, pour de bon ! Cela devait arriver tôt ou tard. Le Grand cartar s'était préparé à l'invasion, mais ses troupes étaient insuffisantes, comparées aux forces ennemies. Nul n'était en mesure d'interrompre l'avancée des Qivhviens jusqu'aux derniers royaumes du nord. Ils étaient organisés, au contraire des Sept Royaumes qui n'avaient su s'allier pour combattre la menace. Dommage. Un beau gâchis. Bientôt, le dernier royaume, Karao, subirait le même châtiment. Et le Premier Continent appartiendrait entièrement à ces fichus reptiles.

Je regardai le ciel : la nuit ne tarderait plus à tomber. J'avais peur d'apercevoir, au loin, le reflet des flammes qui réduisaient en cendres Balajer, la capitale. Feu. Sang. Cris. Douleur. Viols. J'imaginais le chaos. Mon corps entier frémissait de colère. J'aurais préféré mettre fin à mes jours. Malgré tout, si Tabari, notre dieu tout-puissant, avait voulu que je survive au carnage, sans doute avait-il encore des projets pour moi. Peut-être. Tout le monde ne pouvait pas capituler devant les Qivhviens ; dans ce cas, ils n'auraient ni mon âme ni mon corps. Je ne devais pas finir esclave, mais au contraire chercher un moyen de m'en tirer.

La question était : seul ou avec quelqu'un ? Une aide serait-elle un avantage ou un obstacle ? Quoiqu'il en soit, je me décidai à agir à un moment ou à un autre. Autant mourir en m'évadant.

Le lendemain matin, à l'aube, une compagnie de soldats qivhviens nous mit en rangs serrés.

C'était l'effervescence dans le camp : de nombreux fantassins préparaient les garocks, ces chariots aux toits crénelés – une tour de défense intégrée au chariot – tirés par des draguins, grosses carcasses reptiliennes apprivoisées, trapues, puissantes, bien que peu rapides. En effet, aucune autre espèce, hormis les harulls, n'était capable de résister aux longues traversées de déserts, aux longs voyages tout court, sans boire ni manger autre chose que des herbes maigres. Les soldats chargeaient les garocks du sol au plafond, d'armes, de tentes, de nourriture, du fruit des pillages récents aussi. Les esclaves, quant à eux, étaient attachés en binôme derrière les chariots à une longue chaîne qui reliait tout le monde. Il était difficile de marcher ainsi et, si par malheur l'un de nous s'effondrait de fatigue, un soldat lui coupait les mains et le laissait crever sur la piste. Les rares Shaos qui avaient échappé aux Qivhviens lors des batailles précédentes le racontaient avec une lueur horrifiée dans les yeux. Et voilà que je me retrouvais dans cette situation.

 

La matinée s'était déroulée sans que je puisse rien tenter. Mes chaînes s'avéraient un obstacle incontournable que seul un charme magique aurait pu éliminer. Seulement, la magie relevait de l'histoire ancienne, de secrets oubliés depuis des siècles et des siècles. La rumeur disait que quelques sages ermites possédaient encore certains pouvoirs mais, à ma connaissance, personne n'avait jamais pu le prouver. Je me souvenais que le Grand cartar, lors d'une réunion du conseil au palais royal de Rambrone, avait évoqué, en dernier recours, cette possibilité de défense. Il avait envoyé des arpenteurs fouiner dans tout le pays, pour écouter la moindre rumeur, le moindre écho. Rien. Nul ne parlait plus de magie, ni dans les tavernes, ni chez les commerçants. Au mieux trouvait-on quelques cartomanciennes de pacotille et des guérisseurs aux pouvoirs douteux. Aucun fait troublant ou surprenant n'avait donc été signalé depuis des lustres. Finalement, le Grand cartar avait renoncé à cette idée et s'était concentré sur d'autres tactiques de défense. Hélas, toutes avaient échoué.

La caravane s'ébranla en fin de matinée. Les essieux des garocks grincèrent tandis que les cavaliers, nerveux comme à l'approche d'une bataille, se plaçaient en position d'escorte sur les flancs du cortège. Armés jusqu'aux dents, les Qivhviens n'avaient raisonnablement personne à redouter. Certes, le pays regorgeait de bandes de truands, mais oseraient-ils attaquer une caravane aussi puissante ?

 

Mon binôme s'appelait Kardelj, un robuste soldat d'infanterie, d'âge mûr. Grand, yeux ocres comme la terre, il avait le visage fermé, inexpressif, et seules quelques ridules au coin des paupières marquaient chez lui un changement d'humeur. Je ne souhaitais pas accorder ma confiance à ce simple soldat : il ne m'inspirait guère. Il me le rendait bien et évitait toute discussion avec moi. Avant le départ, les soldats qivhviens avaient exécuté les infirmes. Hélas, je n'avais pu interroger l'écuyer du Grand cartar. Personne parmi les prisonniers, du moins ceux avec qui j'avais pu échanger quelques mots, n'avait idée du sort de notre souverain. J'espérais qu'il avait eu l'occasion de prendre la fuite, de se réfugier – pourquoi pas ? – dans le dernier royaume libre. Cependant, j'en doutais. Il était peu probable que l'armée qivhvienne ait laissé passer pareille occasion.

- Avance plus vite, m'ordonna soudain Kardelj, me tirant de sombres pensées. Tu ralentis la marche et déséquilibres cette partie de la chaîne. On souffre déjà suffisamment. Pas la peine d'en rajouter. Si les gardes te voient traîner, ils te fouetteront. Et moi avec.

Je jetai un regard sévère à Kardelj.

- Sais-tu que je suis ton supérieur ? Que je suis cartar ? Ne me parle plus sur ce ton.

Kardelj se mit à rire paisiblement.

- Mon pauvre ami. Tu n'es plus cartar. Tu es comme moi : un esclave. Nous avons les mêmes fers, la même chaîne, la même nudité. Rien ne nous différencie plus. Avance.

Je me mis à rire, aussi calmement que lui.

- Tu te moques de moi ?

- Non, Kardelj, je ne me moque pas. Je viens de me rendre compte à quel point tu as raison. Pardonne-moi.

Ma réaction eut le mérite de le dérider un peu. Il me sourit et reporta son attention devant lui. Astragaal brillait fort dans le ciel.

La journée serait sans doute difficile, la soif se ferait ressentir, et il ne faudrait pas compter sur nos gardes-chiourme pour nous allaiter. Sans compter que, sous cette chaleur, notre cuir serait cuit et recuit. Le chef qivhvien, cela me parut flagrant d'un seul coup, avait été lucide : arriver vivant à Ferza relevait du tour de force physique. Mais j'étais convaincu d'une chose : je ne verrais jamais Ferza. Soit je serais mort avant, soit j'aurais réussi mon évasion. À choisir, je préférais la deuxième partie de l'alternative.

 

 

CHAPITRE II

 

 

 

Je n'en pouvais plus. Ces salauds de Qivhviens ne s'occupaient pas de nous. Une seule ration d'eau quotidienne, un repas tous les deux jours tandis qu'eux, nuit et jour, n'hésitaient pas à se saturer la panse comme de véritables gorets. Peut-être était-ce là le plus difficile : regarder les autres manger à satiété quand, dans son propre estomac ne résonnent que gargouillis et l'écho insoutenable du vide. Sans compter que nous marchions plus de quinze heures par jour. Nous souffrions de la chaleur et des lourdes chaînes qui nous entravaient. Nos pieds râpés par la terre et les cailloux brûlaient, et des crampes insoutenables assaillaient tous nos muscles. D'ailleurs, la chaîne s'était déjà séparée d'une vingtaine de membres. La vision des mains prisonnières des menottes, sans leur légitime propriétaire, était tout bonnement insupportable ; il traînait dans l'air des relents de viande cuite et de décomposition. Comble de notre accablement et de notre état second, une femme, privée de son binôme, avait été surprise en train de grignoter les mains de son compagnon mort. Complètement démente, elle avait les yeux révulsés et les cheveux plus secs et désordonnés qu'un balai de paille. Même les coups de fouet n'avaient plus de prise sur sa conscience et, finalement, un de nos gardes reptiles la poignarda sans une once de remord.

- Voilà ce qui vous attend tous, bande de petits bâtards ! cracha-t-il en ricanant.

Ils laissèrent la morte traîner au bout de la chaîne deux jours durant, avant de finalement la jeter nonchalamment au fond d'un fossé.

Nos évoluions dans une région aride, mais pas désertique. Il y avait très peu de zones désertiques sur le Premier Continent. À présent, nous devions traverser un royaume limitrophe du nôtre, Carmintrao ou Kamp. Déterminer lequel m'était impossible. La caravane évitait, autant qu'elle le pouvait, les axes principaux afin de ne pas tomber dans une embuscade. On pouvait sans risque qualifier les Qivhviens d'arrogants et belliqueux, mais ils n'étaient pas idiots. Leurs écoles militaires formaient de très bons stratèges et d'excellents pisteurs. La guerre était le socle de leur culture, et ils exploraient toutes les voies pour maîtriser au mieux l'art de la guerre. À bien y réfléchir, les Sept Royaumes s'étaient révélés d'une naïveté confondante en croyant pouvoir repousser les assauts de leurs ennemis reptiliens. Une naïveté finalement bien proche de l'arrogance et de la suffisance qivhviennes. Cela découlait d'une démarche intellectuelle à peu près similaire. D'un côté, un peuple certain de sa puissance et de sa force de frappe, de l'autre un peuple certain de pouvoir se défendre et garder sa liberté…

Je secouai la tête. Astragaal commençait à me taper sur le système et le délire était en passe de m'envahir. Nous avions certes été moins arrogants que les Qivhviens, mais trop fiers pour demander assistance au royaume de Karao. Du coup, nous avions été battus. À plate couture.

Je secouai à nouveau la tête. Il me fallait à boire. Et vite. Ma gorge était plus sèche qu'une peau de harull, mes poumons plus enflammés qu'un feu de forêt. Depuis une vingtaine de kilomètres déjà, mes jambes donnaient des signes de faiblesse et Kardelj, du coin de l'œil, m'observait, soucieux.

- Tiens bon, cartar. La nuit tombera bientôt et nous pourrons nous reposer. Tiens encore une heure.

Je tentai de le remercier pour son assistance en hochant la tête, mais je ne parvins pas à la tourner vers lui. Je me contentai donc d'un geste mou du bras.

 

« Bien, nous cria le chef qivhvien en serrant une baguette de bois dans sa longue main gauche verdâtre. « Seuls les plus costauds d'entre vous sont parvenus en vie jusqu'ici. Maintenant, la donne va changer. Vous serez nourris plus convenablement, aurez le droit à trois rations d'eau par jour et une heure de repos à mi-journée. Mais essayez seulement de profiter de ce regain d'énergie pour vous rebeller ou vous sauver, et le régime sec des derniers jours reprendra, en pire. »

Ça, c'était une très bonne nouvelle.

J'avais tenu deux semaines dans un état second, proche de l'abandon total quelques milliers de fois. La souffrance avait été quotidienne. Mes pieds nus, d'abord sanguinolents, se transformaient en corne. Mes jambes m'avaient lâché des dizaines de fois, tant je ne les sentais plus. Je m'étais foulé une cheville en dérapant sur une pierre, et j'avais boité deux ou trois jours. Sans compter les insectes qui nous harcelaient, nous piquaient, s'engouffraient dans nos orifices. Nous avions quasiment tous de l'urticaire, des boutons et des plaques rouges sur la peau que cuisait Astragaal. Mais je voulais montrer aux Qivhviens que la peau d'un cartar valait bien leurs squames solides. Je voulais leur prouver que j'avais encore un honneur, foi en moi et en mon peuple. Je dus m'avouer que Kardelj m'avait apporté une aide primordiale. Lui aussi souffrait, lui aussi était à la limite de la rupture physique et mentale. Il avait puisé dans ses propres ressources, comme moi dans les miennes en retour, pour me prêter assistance. Par de petits mots, des gestes, un regard. Au départ, je le pensais définitivement cloîtré dans un état d'esprit d'esclave, mais le fond de ses yeux et son attitude avaient fini par me prouver le contraire ; au bout de quelques semaines passées ensembles, ce genre de choses se remarquent facilement. C'était un allié de confiance, sans aucun doute. Et j'aurais remis ma vie entre ses mains sans hésiter. Cet homme-là, je m'étais complètement trompé sur son compte…

À partir du moment où les Qivhviens nous nourrirent un peu mieux, et surtout quand nous reprîmes quelques forces, Kardelj et moi parlâmes plus souvent. Dès qu'ils avaient le dos tourné, nous en profitions. Peut-être allions-nous finalement devenir amis ? En tous cas, il acceptait bien mieux ma présence et moi la sienne qu'au début de notre calvaire ; ou du moins acceptait-il plus ouvertement de m'accorder sa confiance. Toute cette souffrance commune y aidait bien. Il finit d'ailleurs par s'ouvrir à moi. Il avait combattu sous les ordres de notre souverain pendant des années et avait longtemps fait partie de la garde personnelle du Grand cartar avant d'être déchu de son grade pour une raison qu'il refusa de me révéler. J'avais vu les cicatrices sur ses épaules et ne pouvais m'empêcher de me demander s'il existait un rapport entre elles et le retrait de son grade. Néanmoins, je respectai son silence et évitai de l'interroger comme on l'aurait fait avec un criminel. Je n'étais pas un de ces Qivhviens… Après tout, les combats avaient été assez nombreux, ces deux dernières années, pour laisser des cicatrices sur les corps des guerriers, même les plus vaillants et les plus habiles, de la trempe de Kardelj.

 

Même si nous étions toujours enchaînés, les jours s'écoulaient à présent plus tranquillement.

 

Les Qivhviens respectaient leur promesse et nous laissaient plus ou moins en paix. Si la faim nous tiraillait parfois encore, elle était supportable. Nous sinuions à présent vers un lointain col. L'air, sur le chemin pierreux et étroit, nous apportait une certaine fraîcheur.

La chaleur oubliée, il nous arrivait de contempler tristement le paysage en contrebas. Pas besoin d'yeux perçants pour observer une multitude de foyers d'incendie. Inlassablement, sur leur passage, les Qivhviens brûlaient tous les villages rebelles dans les différents royaumes. Kardelj me jetait des regards moroses. Lui aussi considérait ce spectacle comme plus déprimant encore que notre condition d'esclaves car il signifiait que nul ne parvenait à résister. Nos chères contrées ressemblaient désormais à de sombres ruines. Autant s'y habituer : les Qivhviens brûlaient et détruisaient tout, puis reconstruiraient à leur convenance, selon leurs propres modèles architecturaux et leurs croyances.

En deux jours bien calmes, nous gravîmes la montagne et dépassâmes le col. Commença alors une longue descente vers une vaste prairie. Le pays que nous abordions était d'une extrême platitude. D'après mes souvenirs, seul le pays qivhvien possédait de telles étendues herbeuses, peut-être en raison de sa position centrale sur le Premier Continent. Nous arriverions bientôt à destination. Notre période de délire avait duré bien plus longtemps que nous l'avions cru ; tous les esclaves paraissaient étonnés d'aborder si tôt la frontière qivhvienne. Bien sûr le royaume de Shao n'était pas si loin, mais tout de même ! Cela signifiait juste que notre caravane s'était contentée de traverser le royaume de Camintrao, récemment conquis et limitrophe en bordure orientale du pays shao.

Nous sentions les gardes qivhviens excités de rentrer au pays, ils hurlaient sur le bord des routes où des familles venaient les accueillir sous un tonnerre d'applaudissements. Des familles dont les rejetons ne se gênaient guère pour nous balancer pierres ou morceaux de bois, tout ce qui leur tombait sous la main, en sus des insultes racistes. En approchant de zones plus peuplées, Kardelj et moi fûmes très surpris de voir des humains sur les routes. Près de Qivhviens richement vêtus, ils étaient tenus en laisse comme de vulgaires animaux de compagnie. L'esclavage humain devenait chez eux monnaie courante. Les Qivhviens raffolaient surtout des femmes, plus dociles à leur goût, plus faciles à mater en cas de rébellion.

D'ici peu, nous allions atteindre Ferza, capitale historique du peuple qivhvien, la perle de l'empire. Plus nous approchions, plus l'humeur de Kardelj s'assombrissait, en écho à la mienne peut-être. J'étais nerveux et angoissé, amaigri. Forcément. Lorsque, à la tombée d'une nuit sans étoiles, nous atteignîmes les premiers faubourgs doucement éclairés par les lumignons urbains, Kardelj me mit en garde :

- Tiric, je suis déjà passé à Ferza, avec un convoi diplomatique shao. Nous venions dans le but d'éviter la guerre. L'impératrice nous avait invités aux arènes, par pure provocation je crois. En réalité, ce n'était qu'un lucide et ironique avertissement : « Voyez ce qui vous attend ». Évidemment, nul Qivhvien ne combattait dans l'arène, pas de représentant des Sept Royaumes non plus, rien que des Derviens ou des Snadiens. Et je peux te garantir une chose : jamais je n'avais assisté, même en temps de guerre, à pareille boucherie. Pas de tactique, pas de respect pour ton adversaire, un seul mot d'ordre : sauve ta peau si tu le peux. Tente de plaire à ce public fou furieux, obtiens la faveur d'un ponte. Nous allons être vendus sur la grand-place aux esclaves, choisis par de nobles Qivhviennes. Les esclavagistes auxquels nous appartenons désormais vont nous tâter les muscles, nous inspecter les dents, la chevelure, et j'en passe. Autant de critères qui définissent un prix de départ pour les enchères publiques. Ce que je veux dire, Tiric, c'est que nous allons être séparés et il se pourrait bien – Tabari nous en garde ! – qu'un jour nous nous retrouvions face à face dans cette maudite enceinte. À ce moment-là, il faudra que nous nous battions jusqu'à la mort. Nous n'aurons pas le choix.

Mes chaînes tintèrent lorsque je levai un bras amical vers l'épaule de Kardelj. Celui-ci avait fini son discours et, les sourcils froncés, il m'observait d'un air morose.

- Kardelj, dis-je tout bas, au départ, je ne t'aimais pas. Trop froid, trop sûr de toi, et je te soupçonnais de vouloir collaborer activement avec nos ennemis, dans le seul but de rester en vie. Mais je me suis trompé sur ton compte. Je crois que tu ne voulais te lier avec personne pour éviter d'avoir à tuer un ami dans l'arène. Voilà pourquoi tu me racontes tout cela. Mais sois rassuré, nous ne nous combattrons pas là-bas. Je serai mort ou en fuite avant.

Kardelj tira sur la chaîne.

- Tu es fou, cartar Tiric. Ne repousse pas de ton esprit un événement qui pourrait réellement advenir. Au contraire, assimile-le, convaincs-toi que tu pourrais me combattre le cas échéant. Viande contre viande. Rien de plus. Quant à une hypothétique fuite, j'espère que tu en auras l'occasion, et moi aussi. Mais n'y songeons pas, nous ne connaissons pas nos conditions de détention. Je sais que tu voulais essayer quelque chose pendant notre voyage avec cette caravane, mais tu as admis que toute tentative était inutile. Imagine que la vigilance de notre prochain maître soit aussi efficace… tu ne pourras rien faire d'autre que te battre pour sauver ta peau, chaque jour, ou te suicider pour échapper à ce funeste sort. Patience… et espérance : deux maîtres mots.

 

Je n'avais rien à ajouter ; comme toujours, le discours empreint de sagesse révélait toute son expérience. Et bien entendu, dans les grandes lignes, la raison était de son côté. Je n'avais plus qu'à appliquer ses conseils avisés.

 

Le lendemain serait une journée cruciale. Elle allait déterminer notre avenir ; un pidoorgar nous l'avait suggéré. Avec Kardelj nous eûmes du mal à nous endormir cette nuit-là.

J'avais des cloques sur la peau qui me démangeaient mais, surtout, je crois que la peur m'envahissait un peu plus. Lentement, mais sûrement.

 

 

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(Copyright Editions Critic / Thomas Geha, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)