Pouvoir et Puissance

 

 

Editeur : Editions Sombres Rets

Anthologie dirigée par : Cyril Carau

Illustration de couverture:  Alain Mathiot

Date de sortie : novembre 2009

Nbre de pages : 288

 

 

Le catalyseur

Aurélie Wellenstein


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Berith ouvrit la porte, révélant l'intérieur de la cave. C'était un cloaque sombre et froid. De l'eau suintait des dalles. Les murs étaient couverts d'un dépôt organique visqueux, grêlé de champignons. L'unique lumière provenait d'un soupirail, scellé par un vitrail rouge. Elle moirait de reflets écarlates le corps nu d'une créature, recroquevillée sur le sol.

Messire de Certas pressa sa manche contre son nez.

- Mon dieu, quelle odeur... gémit-il.

Berith rejoignit la charpie crasseuse ratatinée au centre de la cellule et la frappa du pied. Le Comte écarquilla les yeux en voyant se déplier un bras marbré d'ecchymoses et de sang.

- C'est un humain ?

- Oui... Mais ne soyez pas choqué : je l'ai capturé parmi nos ennemis, à Décrue.

- Vraiment ? Est-ce qu'il a... un nom ?

- Avant d'arriver ici ? Il s'appelait Hatem à ce qu'il m'a dit.

- Vous ne lui avez pas tranché la langue ?

- Pour quoi faire ? Je suis un sorcier, pas un bourreau... et je suis un chercheur, ajouta Berith avec une arrogance bouffonne en ces lieux. J'aime converser avec mes sujets d'expériences... Allons lève-toi, dit-il en s'adressant à la créature.

Hatem s'assit, les épaules affaissées, la poitrine creusée par une respiration courte et sifflante. Les mèches de ses cheveux noirs étaient collées en paquets par la sueur et le sang. Cette tignasse hirsute, rejetée en arrière, lui donnait des airs de fauve maigre. Sa peau luisait dans le contre-jour sinistre du vitrail.

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Change-peaux

Élie Darco


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Subsides d'âmes et restes de corps se mêlent aux poussières de la plaine assoiffée. D'ocre carminée, elle est le berceau d'ethnies à la peau sombre, à la vue perçante, aux bras solides pour triompher de l'existence. Des peuples de chasseurs, d'éleveurs et de guerriers qui savent que la vie est courte et jalonnée d'obstacles affermissant tant leurs corps que leurs cœurs qu'ils vouent à des dieux belliqueux. Mais leur présence en ce lieu de désolation sonne comme un anathème. Veinée de lézardes, la terre s'y effrite au soleil, se disloque en profonds sillons comme pour tracer une carte dont toutes les routes mènent vers l'enfer. La voûte du ciel ne sait plus pleurer ; elle a pris les teintes désespérantes d'un azur parfait, et là-haut, si haut, si indifférent à la souffrance de la tribu, règne l'astre solaire qui emprisonne la plaine de son souffle de forge.

Parmi les mirages de chaleur mouvant l'horizon en ondoiements « serpentiformes », au milieu des volutes de sables dansant comme des démons un jour de sabbat, les tentes du campement se dressent sous le couvert d'un maigre bosquet. Voici les dernières possessions de la peuplade déchue des Amomuhta. À l'ombre mortuaire d'un arbre desséché, quelques chèvres aux dents déchaussées rognent une écorce dure comme de la pierre. Plus loin, la carcasse hardiment nettoyée d'un petit bœuf n'offre plus d'abri qu'à quelques insectes fouissant sous elle. Les raclements, les suçotements, les tentatives illusoires des bêtes à confondre le trépas répondent au désespoir des hommes et au vent qui chante l'oraison d'un temps révolu pour la tribu.

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Le Rouge, le Blanc et l'Artefact

Anthony Boulanger


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Tous les deux cent soixante-deux ans, les cinq lunes qui tournent dans le ciel de notre monde se disposent d'une façon bien particulière, elles forment en effet un pentagone parfait au-dessus de nos têtes. Sous le centre de cette figure, se trouve une caverne, connue de quelques rares initiés, qui ne s'ouvre qu'à ce moment précis. Et au centre de cette caverne, se trouve ce qu'on appelle l'Artefact...

J'ai assisté à la dernière ouverture de la grotte il y a quelques semaines de cela... Je me nomme Ressil Maler et voici le récit des évènements tels que je les ai vécus.


Je suis âgé de vingt-quatre ans et depuis ma naissance j'étais préparé à être un Pur, un servant de la Voie Blanche, un homme qui, le moment venu, aurait le droit de toucher l'Artefact et de canaliser son pouvoir sous la forme d'un souhait unique. Je n'étais qu'un objet, naïf, un instrument conçu pour utiliser l'Artefact. Élevé dans une bulle de laquelle tous les besoins et toutes les contrariétés étaient contrôlés ou refoulées par mes gardiens, je grandissais dans la direction que l'on voulait me faire prendre. J'étais un être fade, sans personnalité, que l'on a couvé pour le Pentagramme des Lunes... Mais depuis ce fameux jour, je suis libre !

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Évolution

Didier Reboussin


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Il considéra le panorama qu'embrassait son regard. Ici, une magie particulière opérait, unissant le présent au passé. Le théâtre antique, le temple d'Auguste et de Livie, la cathédrale Saint Maurice s'accordaient harmonieusement avec les quelques constructions modernes, sous un ciel bleu de primitif. Il sentait presque physiquement le lien temporel qui conférait à la cité deux fois millénaire une atmosphère unique.

Son attention se porta sur un des minuscules véhicules qui progressait lentement sur l'autoroute, sur le versant opposé. Fermant les yeux, il y dirigea son esprit, se glissant sans effort dans celui du conducteur, à son insu. Instantanément, il fut un homme de trente ans, l'œil rivé au compteur de vitesse de sa berline, l'attention bercée par la musique que distillait la radio. Son hôte était préoccupé par l'avalanche des missions à mener à bien dans des délais toujours plus courts, et par la pression que sa hiérarchie lui imposait. Il ne voulait pas s'éterniser sur la route, tenaillé par l'envie de retrouver celle qui venait d'entrer dans sa vie. C'était si impérieux qu'il devait se faire violence pour ne pas la rejoindre tout de suite. Des images sensuelles défilaient dans sa tête... Il revivait encore les merveilleux instants de la veille, les baisers et les caresses toujours plus intimes, la découverte mutuelle des corps, la montée du désir, la fièvre de l'étreinte...

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La Mission

François Manson


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- Holà ! Vous, là-dedans ! Vous avez une minute pour sortir gentiment les mains sur la tête ! Je suis mandaté par le Conseil Fédéral terrien et par notre sainte mère l'Église Unique. En vertu des pouvoirs qui m'ont été conférés, je déclare cette habitation insalubre et illégale. En conséquence, elle sera détruite par le feu. Et vous êtes toutes en état d'arrestation pour enquête...

"Ce bâtiment sera incinéré dans quarante-cinq secondes exactement. Ne m'obligez pas à recourir à la force pour vous faire sortir... Selon l'article 12, paragraphe 3, alinéa 5, un avocat vous sera commis d'office et aucun mal ne vous sera fait si vous coopérez."

Il vous reste trente secondes.

Comme il achevait sa phrase, toutes les silhouettes se dirigèrent vers le bord droit de la paillote schématisée sur sa visière. Aussitôt, la première Lanulle apparut, la tête basse.

L'ex-colon Nell n'avait jamais compris comment ces parodies de femmes pouvaient attirer les hommes. Ni comment elles communiquaient avec les humains, alors même qu'elles ne parlaient pas, signe certain que Dieu les avait rejetées. On avait beau vanter la douceur incroyable de leur peau lisse, cette couleur orange lui soulevait le cœur. Et les poils jaune poussin, si soyeux paraît-il, qui couvraient toute la partie postérieure de leur corps, des talons au sommet de leur crâne ovale, jusqu'aux coudes... C'était vulgaire, obscène. Monstrueux.

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Le principe de la Mandragore

Richard Maurel


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Le cercle était solidement fermé, maintenant. Les neuf personnes – tous des hommes jeunes à l'exception de deux filles lourdement maquillées, le regard perdu dans le vague – se tenaient par la main en chantant. Le cercle s'anima, si lentement qu'on eût dit que c'était la cave immonde dans laquelle ils se trouvaient qui était prise de légères convulsions. Leurs pieds touchaient à peine le sol qui commença à craquer puis à gémir. Une sourde lamentation s'éleva du centre en réponse au chant de l'assemblée. Peu à peu les deux mélopées se synchronisèrent pour se fondre en un contrepoint parfait. C'est à ce moment que l'air se désagrégea et la réalité se fissura au-dessus du cercle. Un cri suraigu, presque sifflant, jaillit de la noirceur que l'on apercevait entre les déchirures tandis que l'air se dilatait comme les voiles d'un radeau malmené par un cyclone.

Un homme habillé de noir, costume trois pièces d'une coupe soignée et passe-partout observait la scène à l'autre bout du sous-sol. S'il s'inquiétait, il n'en laissait rien transparaître, tout en lui respirait la rigueur et l'efficacité, jusqu'à son port de tête technocratique, les yeux rivés sur son ordinateur de poche.

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D'un claquement de doigts

Thibault Scohier


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Aegon avançait. Une plaine infinie s'étendait devant lui. Couverte d'hommes en marche. Des milliers, des centaines de milliers d'hommes, peut-être des millions. Certains chevauchaient, d'autres non. Au-dessus d'eux s'élevait une forêt de piques et de lances, de bannières et de fanions. Les couleurs se mêlaient en un ensemble incohérent et bariolé qui finissait par disparaître derrière un mur de poussière, soulevé par d'innombrables bottes et fers, traîne de titans qui montait en tourbillonnant pour aller boucher les cieux. Et cette masse se mouvait, roulait sur la plaine, confluant vers lui seul.

Il pouvait déjà les entendre. Des ordres étaient beuglés dans une cacophonie de langues diverses et variées. Les soldats hurlaient, les chevaux hennissaient. Et le sol vibrait à chaque pas de chaque homme et de chaque cheval. Une douce brise caressa sa joue. Un relent de bêtes et d'huiles lui agressa le nez. Une douce fragrance de mort, pensa-t-il alors qu'un sourire fendait son visage.

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Le Serviteur

Philippe Deniel


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Pour illustrer ses propos, il sortit une bouteille de brandy vermillon et trois verres. Archambault l'invita à entrer. Une timide petite créature quitta la poche de l'Anglais. Elle ressemblait à une mince jeune femme nue de la taille du pouce. Elle dégageait une faible lueur dorée et voletait autour de Gordon grâce aux ailes de libellules qui perçaient dans son dos.

- Peut-être ne connaissez-vous pas Cindy ?

- Une fée ? Elle provient de la cour de la Reine Titania ?

- Elle était l'une de ses demoiselles de compagnie avant de s'attacher à ma personne.

Archambault salua l'être magique en s'inclinant exagérément. Cindy, pour sa part, répondit par une révérence gracieuse pour laquelle elle souleva les pans d'une robe imaginaire. La scène avait quelque chose de charmant.

Ali, lui, la trouvait repoussante. Sa vue n'était pas abusée par les illusions du Britannique et de sa compagne féerique. Pour lui, Sir Gordon était un homme incroyablement âgé, effroyablement décati avec une peau aussi sèche et fripée que celle d'une momie. Ses globes oculaires étaient profondément enfoncés dans ses orbites sombres et ses cheveux n'étaient que des touffes éparses et jaunâtres. Quant à la si ravissante Cindy, elle lui apparaissait comme un insecte, il pouvait voir distinctement son corps segmenté, ses yeux à facettes et ses mandibules. Ali savait que son maître n'était pas plus leurré que lui, pourtant celui-ci jouait parfaitement la comédie. Ils se détestent et malgré tout ils font comme si de rien n'était, se dit-il, décidément incapable de comprendre leur hypocrisie.

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Bémol tragique ou la fin des Chantres

Alsem Wiseman


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Le vieil homme continua donc son Chant. Sa voix vibrait, carillonnait, scandait, tintait comme le plus magnifique des grelots.

Au fur et à mesure que s'élevaient les convolutions harmoniques, le pouvoir émanant du vieillard augmenta, le parfum paradisiaque qui régnait dans la pièce s'intensifia, l'air devint peu à peu lourd de tant de choses que l'on approchait de l'insoutenable. Oparus était déjà au bord de l'ivresse de puissance. Des larmes d'une exultation éthérée perlaient maintenant sur ses joues.

L'enfant pourtant ne réagissait toujours pas.

La part de l'esprit d'Oparus qui restait encore lucide se demandait s'il était bon qu'il continue à s'acharner ainsi. Grâce à sa longue expérience, il n'était pas dupe par rapport à la réalité des conséquences qu'il encourait malgré l'éphémère état d'euphorie où il se trouvait et qui tendait à lui faire croire à une béatitude éternelle. Le contrecoup serait tout aussi démesuré et même violent jusqu'à pouvoir le tuer. Or l'alternative n'était pas non plus envisageable. S'il s'arrêtait là, il ne serait plus jamais capable d'entreprendre à nouveau un rituel de révélation. Il le sentait dans sa chair. Celui même en cours avait déjà consumé une grande partie de ses dernières ressources vitales.

Il scanda donc une autre Syllabe de pouvoir, la plus puissante qu'Esta lui ait jamais inspirée.

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A propos de cet extrait :

 

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(Copyright éditions Sombres Rets /Cyril Carau, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur et des auteurs)