Loup, y es-tu ?

(ed. Milles Saisons)

La feuille était posée sur le siège en cuir de la limousine blindée. La femme s'en saisit et la contempla quelques instants, relisant pour la centième fois les quatre noms inscrits...

 

 

Editeur : Milles Saisons

Collection : Fantastique

Auteur : Henri Courtade

Date de sortie : 11 septembre 2010

Nombre de pages: 352

 

 

 

La feuille était posée sur le siège en cuir de la limousine blindée. La femme s'en saisit et la contempla quelques instants, relisant pour la centième fois les quatre noms inscrits dessus. Sa décision était prise : elle devait agir sans attendre.

"Gouverner, c'est prévoir", avait dit un journaliste français du siècle dernier. Bientôt deux siècles, puisqu'en cette nuit de la Saint Sylvestre 2000, le monde allait basculer vers le troisième millénaire. La femme était prévoyante, son empire s'étendait à présent sur toute la planète. Elle avait prévu la chute du mur de Berlin, la montée en puissance de la Chine et, sous peu, l'émergence d'une menace terroriste sans précédent qui bouleverserait la géopolitique mondiale. Cette guerre d'un nouveau genre ne l'inquiétait pas, au contraire. Le chaos engendré était la source de son pouvoir. Il en avait toujours été ainsi depuis la nuit des temps.

Gouverner, c'est prévoir. Et prévoir, c'était éliminer tout obstacle. Il en restait quatre, inscrits sur la feuille qu'elle tenait entre ses mains. Le premier des noms manuscrits ne tarderait pas à être localisé. Pour trouver les trois autres, elle serait patiente, elle qui était sur cette terre depuis plusieurs millénaires.

La limousine remontait Broadway en direction de Times Square. Là-bas, un million de New-Yorkais devaient s'être amassés pour fêter la nouvelle année, attendant avec impatience que la traditionnelle boule de cristal commence la descente de son mât à 23h59. La femme regarda sa montre.

23h58. Il lui fallait à présent décider comment éliminer les créatures de sa liste. Elle relut : Cendrillon, la Belle au bois dormant… des noms enfantins, dont la simple évocation la fit frémir, car ces jeunes femmes étaient aussi les grains de sable en mesure de gripper les rouages de son plan maléfique. Times Square approchait et, déjà, la circulation se faisait plus dense. Des milliers de badauds se dirigeaient vers le lieu mythique, criant, sautant, buvant, ou simplement joyeux d'entrer dans ce nouveau millénaire.

23h59. Elle les regarda à peine, réfléchissant au moyen de les tuer. Pour la Belle au bois dormant, elle savait comment procéder. Elle hésitait encore au sujet de Cendrillon. Elle avait plusieurs possibilités, mais elle était minutieuse, agissant toujours avec rigueur et exactitude. Elle devrait donc choisir la méthode la plus adéquate; n'avait-elle pas failli avec la troisième de la liste, il y a longtemps de cela? Cette fois-ci, le hasard n'aurait pas sa place.

23 heures 59 minutes et 48 secondes. Là-bas, à Times Square, la boule de cristal étincelante devait s'approcher du sol, pendant que les New-Yorkais entonnaient le compte à rebours :… 12, 11, 10, 9…

Qu'ils y lisent un brillant avenir ! ne put-elle s'empêcher de penser, elle qui savait pertinemment quels funestes augures cette nouvelle année laisserait présager. Elle releva la tête et, à travers les vitres fumées, vit passer un nain devant la voiture. Puis un groupe de jeunes gens éméchés vint taper sur la carrosserie, des cannettes de bière à la main.00h00. Les douze coups de minuit avaient dû retentir. Les douze coups de minuit. La femme regarda le premier nom de la liste en esquissant un sourire lugubre. Elle avait tranché sur la manière d'éliminer Cendrillon. La Belle au bois dormant, elle s'en occuperait plus tard. Elle savait aussi comment tuer la troisième et, cette fois-ci, n'y apporterait aucune variante. Quant à la quatrième, elle ne s'en chargerait pas elle-même. Non, pour celle-là, elle avait un autre plan.

Gouverner, c'est prévoir. Ensuite, le monde entier serait à elle. Sans partage. Totalement.

 

 

 

Chapitre 1

 

TouT commença…

 


 

 

 

…Lorsqu'une belle jeune femme blonde aux yeux bleus décida de devenir mannequin. La nature l'avait dotée de formes parfaites, d'un visage aux traits agréables et de pieds admirablement proportionnés. Ironie du sort, peu de personnes pouvaient admirer sa plastique, car Cindy Vairshoe vivait dans une petite ville perdue au nord de l'Alaska.

En ce début du mois de mai 2001, la neige n'en finissait pas de tomber et l'été n'était encore qu'une lointaine promesse. Allongée sur son lit, elle rêvait d'arpenter un jour les podiums de Paris, Milan ou New York comme ses "grandes soeurs", Claudia Schiffer et Cindy Crawford. En ce moment même, songeait-elle en observant les flocons qui virevoltaient derrière les carreaux, celles-ci devaient poser en bikini sur une plage des tropiques ou sur un yacht au large de Saint-Tropez.

Toutefois, Cindy n'en gardait pas moins les pieds sur terre : pas question pour elle de se montrer en compagnie d'un vulgaire illusionniste ou d'une star d'Hollywood aux cheveux poivre et sel. Elle se voyait plutôt épouser un prince de sang, comme ceux qui défrayaient les premières pages des magazines people.

— Arrête de rêver, ma pauvre fille! lui lança Jackie, sa coiffeuse, pendant que Cindy contemplait le reportage photographique sur papier glacé d'une de ces soirées mondaines.

Jackie était une blonde peroxydée qui avait dû être belle à l'âge où les formes naissantes des jeunes femmes font tourner la tête aux adolescents prépubères. Ses parents l'avaient prénommée ainsi en hommage, bien entendu, à Jacqueline Kennedy, alors première dame des États-Unis. Le temps avait rapidement fait des ravages sur son corps. Trois enfants, autant de maris qui étaient tous partis un beau matin et un régime alimentaire composé exclusivement de hamburgers arrosés de sodas avaient fait le reste. À trente-neuf ans, Jackie dépassait déjà le quintal et volait vers de nouveaux records.

— Pourquoi? Je n'ai pas le droit de rêver? Je ne suis pas plus moche que ces filles, je pourrais être à leur place.

— C'est ça, marmonna l'autre en maniant son peigne et ses ciseaux avec dextérité. Et moi, à cette heure, je devrais être médecin!

Cindy referma le magazine.

— Je te sens aigrie, Jackie, répliqua-t-elle en la dévisageant au travers du miroir.

La coiffeuse lui rendit son regard, accompagné d'une moue agacée.

— Pas du tout, rétorqua-t-elle gauchement. Mais ce que j'en dis, c'est que si tu veux devenir mannequin, t'as plutôt intérêt à te bouger les fesses. Parce que vois-tu, la beauté, ça ne dure pas longtemps et, au final, tu te retrouves avec un polichinelle dans le tiroir sans avoir connu le prince charmant!

S'apercevant à cet instant que la cliente assise dans le fauteuil d'à côté, une rousse de seize ans à peine, était enceinte jusqu'aux yeux, elle marqua une pause.

— Tu sais comme moi que ces choses-là, ajouta-t-elle un ton plus bas en lorgnant vers le ventre de la rouquine, une fois qu'elles sont entrées, il faut bien qu'elles ressortent !

Elle appuya sa remarque imagée d'un hochement de tête entendu.

Jackie parlait effectivement en connaisseuse : elle avait mis au monde son premier enfant à l'âge de quinze ans, tuant dans l'oeuf une hypothétique carrière de professeur de médecine à Harvard. Enfin, c'est ce qu'elle prétendait à qui voulait l'entendre.

— Que me conseilles-tu ?

Jackie arrêta de mâchonner le chewing-gum qui ne la quittait pas et considéra sa cliente d'un air bovin.

— Comme disait ma mère, déclara-t-elle avec le plus grand sérieux, évite de mettre le loup dans la brebis !

Cindy l'observa avec étonnement.

Le loup dans la bergerie, tu veux dire?

— Oui, bon, enfin, c'est la même chose! Ce que je veux dire par là, c'est qu'il ne faut pas qu'un joli coeur te harponne, sinon c'en sera fini de toi. Quitte ce bled paumé et tente ta chance à New York. Hier à la télé, j'ai vu que la chaîne Sydow Network organisait un concours pour devenir mannequin professionnel. Fonce, ma grande! Inscris-toi, avant que la peau d'orange ne frappe à la porte de tes fesses!

En sortant du salon de coiffure, Cindy avança prudemment, veillant à ne pas glisser sur le trottoir verglacé qui longeait l'unique rue de la ville. De la neige sale à moitié fondue encombrait la chaussée. Une voiture passa à vive allure, qui l'éclaboussa de pied en cap. Elle pesta contre le chauffard, puis s'assura dans le reflet de la vitrine que son brushing n'avait pas été souillé.

De l'autre côté, Jackie faisait une permanente à la rousse. En observant le ventre rebondi de la gamine, elle se dit qu'il serait peut-être bon de suivre les conseils de sa coiffeuse.

Le soir même, elle envoya son « book ». Ô surprise, elle fut retenue quelques jours plus tard, avec douze autres candidates des quatre coins des États-Unis.

L'émission de téléréalité filmait les apprenties mannequins durant leur formation et le téléspectateur assistait à la vie de top-modèle en temps réel. Des professeurs enseignaient aux jeunes femmes comment défiler sur un podium ou se maintenir avec élégance sur des talons aiguilles. Cette formation durait un mois, pendant lequel le spectateur-voyeur éliminait une à une les candidates qui ne se montraient pas à la hauteur.

Cindy avait un don inné pour ce métier. En outre, son charme et ses origines exotiques faisaient merveille devant les caméras. Elle devint rapidement la star de l'émission et, un mois plus tard, elle grimpa sur la plus haute marche du podium, remportant ainsi le premier concours de mannequins organisé par la chaîne. Le prix consistait en un contrat professionnel en bonne et due forme. Sa première séance photo aurait lieu la semaine suivante, sur la terrasse d'une des tours jumelles du World Trade Center de New York. L'avenir s'annonçait radieux pour la fille de bûcheron de l'Alaska devenue la reine du bal audiovisuel.

Les prises de vues devaient débuter un mardi matin à six heures. Une longue limousine vint la prendre devant son hôtel pour la conduire jusqu'au pied de la tour Nord, alors que l'aube tardait encore. Le photographe arriva peu après. Il commença à monter son matériel sur des trépieds pendant qu'une maquilleuse préparait Cindy pour les prises de vues. Les vêtements qu'elle avait revêtus étaient plutôt légers et elle frissonna. À cette heure matinale, il ne faisait pas bien chaud sur cette terrasse battue par les vents. Elle portait aux pieds de minuscules sandalettes de grande marque que le photographe n'avait de cesse d'observer.

— Vous avez des pieds magnifiques. Vous permettez que je prenne quelques clichés?

— Bien entendu.

— Vous devriez poser pour des marques de chaussures, dit-il, tout en mitraillant les petons de son modèle. Si vous voulez, je vous mettrai en contact avec des publicitaires.

— C'est très gentil à vous, fit-elle, adoptant une pose affriolante en guise de remerciement.

La séance proprement dite débuta ensuite par une série de photos dynamiques. Le soleil se levait sur New York et la journée s'annonçait splendide. Le ciel était d'un bleu pur sans nuages. En bas des tours, la ville s'éveillait à la vie trépidante. Cindy se prêta à tous les caprices du photographe de bon coeur. Ravi, l'homme gâchait pellicule sur pellicule pour immortaliser à jamais le corps de rêve qui s'offrait à lui.

À huit heures trente, sa montre sonna. Il expliqua que les prises de vues étaient maintenant terminées. Il remercia son modèle et commença à ranger ses appareils dans leurs étuis. La séance, disait-il, avait été fructueuse. Il lui promit qu'elle serait la première d'une longue série.

— S'il vous plaît, supplia-t-elle, pourquoi ne ferions-nous pas d'autres clichés ? Il y a ici des robes que je n'ai même pas essayées. Je suis sûre qu'elles m'iraient à merveille.

Le photographe arrêta de démonter les trépieds et la fixa.

— J'ai une séance photo à dix heures dans Central Park, expliqua-t-il. Si vous tardez, votre voiture sera repartie et vous en serez quitte pour rentrer en taxi.

Elle insista, prenant son air le plus enjôleur.

— S'il vous plaît, minauda-t-elle, juste une dernière série.

L'homme maugréa et finit par se plier à ses caprices.

— D'accord, seulement quelques clichés avec la robe Gucci et les sandalettes Prada. Venez par ici, près de la balustrade; la luminosité est exceptionnelle. J'en profiterai pour prendre l'Empire State Building en arrière-plan.

Cindy s'illumina.

— Merci, fit-elle en sautillant sur place, vous n'aurez pas à le regretter.

Comment refuser cet extra à une si charmante ingénue? pensa le photographe en rechargeant son appareil. Il mitrailla donc la belle sous toutes les coutures. À parler franc, il se focalisa plus particulièrement sur ses pieds et son visage. Cette femme avait vraiment quelque chose de plus que les autres, songeait-il en l'observant à travers son objectif. Ce petit supplément d'âme qui faisait la différence entre un simple modèle et une grande star.

C'est à cet instant que le visage de Cindy se figea, comme paralysé par une vision effroyable. Ses sourcils si délicats se froncèrent, son nez se plissa et ses yeux azur s'agrandirent soudain, prenant une expression à mi-chemin entre l'étonnement et la peur panique. Elle tendit le doigt en direction de l'objectif, désignant en tremblant de tout son être quelque chose derrière le photographe.

— L'avion! s'écria-t-elle, la bouche tordue en un rictus d'effroi, il fonce droit sur nous!

Il était huit heures quarante-six et un Boeing venait de percuter la tour Nord du World Trade Center.

 

 

 

Chapitre 2

 

 

11 Septembre 2001

 

 

 

Ce jour-là à la même heure, mais à des milliers de kilomètres de là, le gratin de la pègre mondiale se réunissait dans un hôtel du centre de Prague. Une estrade avait été installée dans la salle de conférence pendant qu'un vidéo projecteur retransmettait en direct sur écran géant le dramatique événement qui se déroulait à New York. Des avions venaient en effet de percuter les tours jumelles du World Trade Center, ce qui suscitait une émotion considérable parmi l'assistance prenant place dans la pièce.

Responsables des triades chinoises et des mafias colombiennes s'asseyaient dans les fauteuils et côtoyaient de ce fait parrains siciliens et mafieux russes. Si la réunion avait eu lieu ne serait-ce qu'un jour plus tôt, tout ce joli monde aurait passé son temps à s'observer et se jauger. Aujourd'hui, tous avaient les yeux rivés sur les images projetées en boucle. Certains téléphonaient, d'autres se réunissaient par petits groupes pour commenter les tragiques événements. Inlassablement, les tours fumaient puis chutaient l'une après l'autre dans un épais nuage de poussière, donnant l'impression que ce drame n'aurait pas de fin, une vision d'apocalypse aux dimensions d'éternité.

Les deux organisateurs avaient pris place sur l'estrade. La femme, une grande brune trentenaire aux traits parfaits, s'entretenait avec son voisin, qui avait masqué son corps et son visage derrière une étole bleutée, à la manière des Touaregs. Il se pencha vers elle tout en continuant de fixer la salle à présent comble.

— Il semblerait que tu aies parfaitement choisi la date pour capter l'attention de ton public, glissa-t-il à son oreille. Comment savais-tu que les terroristes allaient agir aujourd'hui ?

— L'information était sur le bureau de toutes les agences gouvernementales, dit-elle en gardant la tête droite. Ils n'y ont pas cru, moi si.

— Tu connais la nature humaine.

Elle ne put réprimer un sourire narquois.

— Je me trompe rarement à son sujet, en effet.

— Avoue que leur audace t'a prise de court.

— Je l'avoue, dit-elle avec une pointe d'excitation dans la voix. Moi-même, je n'aurais pas osé le faire.

— Jalouse?

— Un peu.

— L'être humain ne serait donc pas aussi prévisible que tu le penses?

— Il l'est. Seul un petit nombre échappe à mon contrôle. Ceux-là sont dangereux, très dangereux.

— Rassure-toi. Il n'y en a aucun dans cette salle.

— N'en sois pas si sûr. Aujourd'hui en tout cas, ils sont trop choqués pour oser me défier.

— Et ta Cendrillon, crois-tu qu'elle ait été prise au piège?

La femme considéra les écrans avec désinvolture. Un nuage de poussière masquait les ruines.

— Le chauffeur m'a appelée, elle n'a pas regagné la limousine (son regard s'éleva), elle était donc encore là-haut quand les avions ont percuté les tours. Son voisin resta pensif.

— Tu vas faire pareil avec les trois autres?

— Évidemment!

— Il va falloir d'abord mettre la main dessus…

— Je les trouverai.

— J'espère que j'en goûterai une.

— La tienne…

Il la considéra d'un air gourmand.

— Je me ferai une grande joie de t'en débarrasser.

La femme se tourna vers lui, un masque impassible sur son visage sans défaut.

— Je savais que ça te ferait plaisir.

— Rien que d'y penser, j'en ai l'eau à la bouche.

— Prends le temps de la savourer. Lorsqu'elles auront toutes quatre disparu, tu risques de trouver les autres humains bien fades.

— C'est certain. Mais alors, le monde nous appartiendra totalement…

Les lèvres de la femme frémirent imperceptiblement.

— Il nous appartient déjà, dit-elle en englobant du regard la foule assemblée. Simplement, ils ne le sauront jamais. Son voisin se tourna vers l'écran géant. Pour la énième fois, les tours s'effondrèrent devant un public toujours fasciné par ce spectacle incroyable.

— Je crois qu'il est l'heure de faire ton speech, dit-il, ton auditoire est mûr pour l'entendre. La femme se leva et le silence se fit. Tous ici la connaissaient et personne n'avait osé décliner son invitation. Son discours fut bref et s'acheva en ces termes :

—… Chers amis, une page de notre histoire vient de se tourner avec la chute des tours jumelles. Les gouvernements vont prendre des mesures exceptionnelles pour traquer toute forme de terrorisme. J'y vois là une chance et non pas une malédiction, comme certains d'entre vous pourraient le croire. J'y vois même une opportunité unique de saisir enfin les rênes de cette planète.

Elle se rassit aux côtés de l'individu masqué, savourant les applaudissements nourris et les vivats de son auditoire. Son voisin ne prit même pas la peine de frapper dans ses mains.

— Ça me rappelle les grands discours d'Hitler à Nuremberg, lança-t-il. C'était bien toi qui l'avais sorti de prison et mis sur le trône, si je me souviens bien?

— Peuh ! fit-elle. Cet imbécile a voulu croire en son étoile, lâcher la main de son Pygmalion et faire quelques pas tout seul. Pour quel résultat, finalement?

— Pour se vautrer lamentablement, ma chère.

— Regarde-les m'acclamer. Tu verras, d'ici peu l'un d'eux me demandera ce qu'il doit faire.

Les yeux de l'individu masqué émirent un reflet doré.

— Et tu leur répondras sans te faire prier…

— Rabâcher sans cesse les mêmes choses, recommencer éternellement la même histoire en des lieux et des époques différentes.

— Tu es éternelle, vénéneuse beauté. N'est-ce pas pour cela qu'ils t'adulent?

Un bras se leva parmi l'assistance.

— Madame Von Sydow, demanda poliment un Coréen, que proposez-vous concrètement ?

La femme se rapprocha du micro. Elle nota au passage que son interlocuteur n'avait de cesse de jeter de brefs regards inquiets vers les écrans géants.

— Communiquer, intoxiquer et manipuler, expliqua-t-elle. Nous sommes à l'heure de l'information mondialisée et de la rumeur permanente. À nous de répandre la bonne nouvelle, le conte de fées que le public veut entendre. Car si la plèbe lynche les porteurs de mauvaises nouvelles, elle adule celui qui lui susurre des berceuses.

L'auditoire resta interloqué, manifestement déçu par la banalité de ses propos.

— C'est tout? s'enquit un Colombien au visage basané.

— C'est tout, confirma-t-elle. Regardez ces attentats à New York : les pays occidentaux voudront se venger, trouver des coupables réels ou imaginaires pour les actions terroristes qui ont eu lieu; à nous de leur fournir ces responsables. Ils ne veulent plus voir leurs enfants mourir à la guerre : qu'à cela ne tienne, nous fournirons également les hommes qui seront leur bras vengeur.

Marilyn Von Sydow fixa le Colombien, s'adressant à lui personnellement :

— Victorio Sanchez, les soldats de ton cartel deviendront des mercenaires, au service des gouvernements qui partiront en croisade contre le terrorisme. Les dirigeants préserveront leurs opinions du spectacle tragique du retour des cercueils au pays. En contrepartie, le marché de l'opium et du chanvre te sera offert sur un plateau sans que personne ne vienne te demander des comptes. Davantage d'argent, davantage de pouvoir et une impunité totale.

Le Colombien reporta son regard vers les images, les considérant à présent d'un oeil nouveau.

— Si je marche avec toi, qu'aurai-je à y gagner ? fanfaronna un Russe, un de ceux qui paradaient sur la Côte d'Azur en compagnie de splendides créatures à chaque bras.

— Fédor Voïvodine, toi aussi, tu auras ta place dans ce monde qui est en train de naître. Car, comme la guerre, le sexe se fera également par procuration. Tes plus belles prostituées ne perdront plus leur temps à arpenter les trottoirs. Elles tourneront dans des films pornographiques que tu vendras à des sites Internet et à des chaînes satellites. Les rues de Moscou, de Prague et de Kiev regorgent de lolitas qui rêvent d'être Cendrillon et d'avoir leur quart d'heure de gloire. Sache en tirer parti.

— Ça ne remplacera jamais le plaisir procuré par le corps d'une vraie femme!

— Tout à fait, ce sera simplement un produit d'appel qui préparera tes futurs clients à consommer. Investis dans l'hôtellerie de luxe à Madagascar, en Thaïlande, ou à Budapest et fournis ensuite des prestations clés en main.

— Et ceux qui ne peuvent pas aller là-bas, les hommes mariés avec femme et enfants, notre fonds de commerce?

— Crée des tournées européennes de tes plus belles filles dans toutes les capitales, mais aussi dans les villes de province.

— Avec un calendrier prévisionnel de passage dans les hôtels, des préréservations sur Internet…

— Exactement. Une discrétion et un service que le client sera prêt à payer le prix fort.Le Russe hocha la tête. À présent, un large sourire flottait sur ses lèvres.

— Très bien, reprit le Coréen, quoi d'autre? Marilyn Von Sydow le fixa quelques instants, puis embrassa la salle du regard.

 

— Suscitons la peur et l'insécurité. Montons en épingle des faits divers dans les banlieues, les villeset les campagnes. Les peuples trembleront, voudront élire à leur tête des hommes forts pour les guider et les rassurer. Ce genre de politiciens pullule dans les ministères. Ils rêvent de diriger le monde, ne les privons pas d'un tel plaisir. L'auditoire semblait à présent comprendre où elle voulait

en venir.

— Tout être humain souhaite le meilleur pour lui-même et pour ses enfants, enchaîna-t-elle. Faisons croire à chacun sur cette planète que la croissance est infinie, ce qui au demeurant est aussi stupide que de penser qu'une allumette peut brûler éternellement. Il faudra étouffer toute forme de solidarité collective, puis exalter le désir en chaque individu d'avoir une maison, une voiture comme son voisin. Investissez dans les matières premières, le pétrole, prêtez-leur de l'argent et, lorsqu'ils ne pourront plus rembourser leurs dettes, saisissez-vous de leurs biens et revendez-les!

— Ça ne marchera pas! s'insurgea le Coréen, des personnes vont se lever, des autorités religieuses, morales ou politiques qui dénonceront la manipulation…

— Qu'à cela ne tienne, il y aura également des médias pour les discréditer.

Marilyn Von Sydow fit une pause pour observer la salle. Au début de la réunion, la chute des tours avait suscité une stupeur indicible chez les participants. L'angoisse du lendemain, disparue depuis la fin du communisme, venait de faire un retour fracassant sur le devant de la scène mondiale. Puis, ces images dramatiques reproduites à l'infini sur les écrans avaient généré une excitation palpable, confinant peu à peu à une addiction quasi jubilatoire : assister en direct à l'effondrement du colosse aux pieds d'argile. Bien entendu, aucun des invités présents dans cette salle n'avouerait publiquement se réjouir de sa chute. Cependant, Marilyn pouvait lire dans tous les regards cette joie si particulière du gamin prenant des raclées dans les cours de récréation, découvrant avec plaisir que la petite frappe qui le harcèle à longueur d'année vient elle aussi de trouver son maître.

Toutefois, si ce géant était parfois arrogant, il n'en demeurait pas moins un être rassurant, protecteur et reconnu. L'aveu flagrant de sa vulnérabilité, brutalement mise à nu aux yeux du monde, laissait également augurer d'un avenir instable. Marilyn pouvait le deviner sans peine dans leurs esprits. À elle maintenant d'en tirer profit. N'était-elle pas devenue leur nouveau guide en ces temps incertains, un phare inébranlable au beau milieu de ce déferlement de violence totalement inédit?

— Gardez votre main dans la mienne, vous en serez récompensés, conclut-elle. Lâchez-la, vous mourrez des mains du bourreau, vous et votre organisation. Le temps où l'on pouvait bricoler dans son coin est terminé. Je serai votre architecte, vous serez les éléments de ma construction, une tour grandiose qui va s'élever sur les décombres fumants de l'ancien système aujourd'hui obsolète. À vous de choisir si vous voulez faire partie de l'édifice… ou des gravats.

Comme pour appuyer ses dires, la seconde tour s'effondra une fois encore. Elle ressentit au plus profond d'elle-même la vibration de la salle tout entière, en résonance totale avec l'événement.

Le public se souviendrait longtemps de ce 11 septembre 2001, pensa-t-elle, davantage qu'elle ne l'aurait cru lorsqu'elle avait fixé la date de son assemblée. Aujourd'hui, elle n'avait pas produit son meilleur discours, loin de là. En ce jour unique en son genre, les images seules étaient éloquentes. Les mots importaient peu. Son public n'était-il pas conquis, hypnotisé, rêvant à des fontaines intarissables de lait et de miel ?

L'individu masqué ne prit pas part au débat. Il était resté sagement assis, le corps et le visage enveloppés dans sa tenue de Touareg. En vérité, il faisait fi de toutes ces théories trop élaborées pour son entendement : à sa voisine de les échafauder et de les mettre en oeuvre. L'apologie d'un égoïsme absolu dans un monde inégalitaire, tout comme le déchaînement de haine des terroristes islamistes envers cette même société le laissaient de marbre – il lui en fallait davantage pour l'ébranler. Lui songeait à cet instant aux trois jeunes tchèques qu'il avait laissées, lascives, dans le lit de sa chambre d'hôtel. À présent, il avait hâte de les rejoindre. Ses désirs et ses envies étaient simples, encore plus élémentaires que ceux du Colombien. Il n'avait pas besoin de montrer ses crocs pour se faire respecter, sa seule présence dans la salle suffisait à faire frémir les invités.

Chaque triade et chaque mafia le connaissaient sous un nom différent. Toutefois, le Loup du Caucase était le surnom qu'il préférait. C'était celui que Joseph Staline lui avait attribué lorsqu'il l'avait nommé héros de l'Union Soviétique pour sa lutte contre l'envahisseur nazi. Les autres adjectifs l'affublaient de vices fort peu flatteurs, même si tous évoquaient sa sauvagerie et son manque d'humanité, attributs qu'il s'accordait volontiers.

Car le Loup avait une très haute opinion de sa personne. Toutefois, sa principale qualité résidait dans le fait qu'il n'ignorait rien de ses mauvais penchants. Ils étaient ancrés en lui comme les impuretés à l'intérieur des émeraudes. Et, comme pour les précieuses pierres vertes, ces imperfections faisaient sa gloire et sa renommée.

 

 

A propos de ce livre :

 

- Site de l'éditeur : http://www.millesaisons.fr/

- Lire la chronique de "Loup, y es-tu ?" sur Psychovision

 

(Copyright Milles saisons / Henri Courtade, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)