Damnés de Dana 1, Les : La Dame sombre

 

 

Editeur : Editions du Chat Noir

Auteur : Ambre Dubois

Date de sortie : Avril 2012

Nombre de pages: 320

 

De fines gouttes d'eau tombaient sur mon visage de manière désordonnée et agaçante, ruisselant le long de ma joue et de mon front. Je sus alors qu'il pleuvait.

Peu à peu, mon esprit refaisait surface, revenant d'un profond abîme où tout n'était que noirceur et néant. Il s'acheminait lentement vers cette lueur tenue, vers cette âme qui faisait mon être, mon identité, prenant soin au passage de réveiller chaque membre de mon corps pour m'en rappeler son existence.

De légers fourmillements apparurent dans mes jambes et dans mes bras, d'abord comme de douces ailes de papillons virevoltant sur la surface de ma peau, puis avec de plus en plus de consistance et d'agressivité.

Soudain, par réflexe, j'ouvris les yeux. Une certitude s'imposa à mes pensées : j'existais.

Lentement, je tournai la tête. Elle était lourde, endolorie et certainement meurtrie. Ma vision rencontra de fines brindilles d'herbe, enrobées de gouttelettes de pluie. J'étais allongée sur le ventre à même le sol détrempé, ma peau froide et humide adhérant à la terre.

Je bougeai avec précaution mes membres supérieurs pour essayer de me redresser sur mes coudes. De la boue et des branchettes restèrent collées sur mon visage et sur mes cheveux, ce qui provoqua une sensation désagréable, comme si une entité étrangère tentait de s'approprier mon existence, comme si le sol voulait m'absorber.

Je levai les yeux. Il faisait nuit, mais je pouvais voir le ciel. De gros nuages s'amoncelaient dans un épais chaos pour libérer toute leur fureur avec avidité. Autour de moi, les arbres et les arbustes se dressaient et s'agitaient au gré des violentes bourrasques. Le vent sifflait dans mes oreilles et, dans le lointain, le fracas du tonnerre se laissait deviner, menaçant et terrifiant.

Mes yeux revinrent se poser sur mes mains, petites, fines, d'une grande blancheur, dépourvues d'artifices ou de bijoux. Mes ongles cassés en de nombreux endroits étaient entièrement recouverts de terre. Mes paumes étaient parsemées d'écorchures et de petites plaies. Certaines blessures paraissaient toutes fraîches et saignaient encore doucement, la pluie se mêlant à la couleur rubiconde du sang pour laisser d'épaisses traînées rosâtres sur ma peau.

Je me relevai davantage, allant jusqu'à m'agenouiller. Je portais une tunique de bure brune qui m'arrivait à mi-hauteur des cuisses. Mes jambes étaient nues, glabres et couvertes, elles aussi, de blessures en tout genre. Salis par de la poussière et de la terre qui s'entassaient entre mes orteils, mes pieds n'avaient pas plus fière allure.

Mes longs cheveux noirs détrempés collaient dans mon dos et sur ma nuque, lourdement, comme une masse inerte. Quelques mèches sales s'agglutinaient le long de ma mâchoire et de mes joues. Je les repoussai d'un geste maladroit, sans grande volonté.

Mes bras se trouvaient également dénudés depuis les épaules. Ils portaient des traces de stries comme si quelque chose les avait enserrés fortement pendant une longue période. Des bracelets ou des fers… je l'ignorais.

Soudain, une certitude s'imposa à mon esprit : j'ignorais qui j'étais.

L'idée me paralysa un instant, me coupa le souffle, tenta de me replonger dans l'abîme ténébreux duquel je sortais. Une terrible sensation de vide m'envahit, comme si je me tenais au bord d'un précipice et que la chute était inévitable.

Je tentais de me calmer en respirant profondément pour remettre mes idées au clair. Pourquoi étais-je là, étendue seule et inconsciente, uniquement vêtue d'une tunique, au beau milieu de la nuit, dans un endroit qui m'était inconnu ? Impossible de m'en rappeler. Quels étaient mes derniers souvenirs ? Seule l'obscurité la plus totale s'imposait à mes pensées comme si j'avais passé toute mon existence dans un gouffre de noirceur.

Un nom, je devais bien avoir un nom. Je portais un instant une main à mon front pour me concentrer. Une fulgurante douleur m'envahit la nuque, dardant sa souffrance le long de ma colonne vertébrale pour me laisser vacillante, chancelante, au bord de l'évanouissement.

Désemparée, ma main retomba le long de mon corps et mon esprit abandonna l'idée de fouiller sa propre mémoire. Je repris mon souffle et réprimai mes frissons glacés.

Il me fallait me lever et bouger. Trouver quelqu'un ou quelque chose qui pourrait m'aider.

Je posai mes mains sur le sol pour reprendre ma stabilité et un appui avant de pousser de toutes mes forces sur mes jambes. Elles tremblèrent en tout sens, cherchant un équilibre et un point d'ancrage incertain dans cette terre boueuse et glissante.

D'un coup sec, je me redressai pour me retrouver, enfin, debout. Je fus aussitôt prise de terribles vertiges, des zones d'obscurité envahirent ma vision et des paillettes de lueurs multicolores virevoltèrent devant mes yeux. Je les fermai un instant, essayant de me concentrer sur le bruit de la pluie qui continuait de tomber en claquant sur le sol et sur ma peau dénudée.

Quand je me sentis suffisamment en confiance, je fis un pas, laborieusement, comme si mes épaules soutenaient à elles seules la voûte céleste. Le deuxième fut plus facile. Le troisième s'enchaîna.

Je m'arrêtai de nouveau, levant la tête pour observer le paysage aux alentours. Face à moi, à quelques mètres, un petit bois me cachait la vue de l'horizon. Je me retournai donc vers le côté opposé. Un éclair bleuté jaillit dans le ciel, me faisant sursauter et reculer de quelques centimètres, manquant de me faire perdre mon équilibre si durement retrouvé. L'orage approchait rapidement et devenait plus violent à chaque minute qui s'écoulait.

À la lueur de la foudre, trois gigantesques masses noires, comme sorties de la terre, s'étaient détachées sur ce ciel d'apocalypse, à moins de six enjambées de moi. Je forçai mon cœur à se calmer lentement, à retrouver un rythme plus serein, avant d'essayer de comprendre ce qui se tenait devant moi. À la différence des arbres qui se balançaient au gré des bourrasques de vent, les formes inertes semblaient figées et inébranlables, plantées sur la colline comme des remparts.

Je m'avançai vers elles, lentement, laissant ma vision s'adapter à la faible luminosité et aux couleurs, essayant de déterminer le contour et la consistance de ces objets inconnus.

Arrivée au pied de ces formes, je compris enfin de quoi il s'agissait. C'était un cercle régulier de hautes pierres dressées avec, en son centre, une pierre plus basse et plate comme une table ou un autel.

Cromlech, ce mot me vint à la bouche et je le prononçai plusieurs fois d'affilée, comme si je le découvrais.

Je traversai le cercle lentement, prenant soin de marcher à une distance raisonnable de chaque masse pierreuse, devinant davantage leur emplacement que les voyant tant le ciel s'était encore obscurci. Je contournai précautionneusement le dolmen central, prenant soin de ne pas y poser la main. Les pierres, dans les lumières brutales des éclairs, provoquaient de longues et terrifiantes ombres, me glaçant davantage le cœur et les chairs.

De l'autre côté du cercle s'étendaient des plaines couvertes de verdure. Un nouvel éclair blanc déchira le ciel et je pus voir qu'il n'y avait aucune habitation à moins de trois lieues.

Soudain, le vent redoubla d'intensité, faisant s'abattre la pluie avec une plus grande voracité, meurtrissant ma peau et frigorifiant mon corps glacé, plaquant ma pauvre tunique sur mes membres, triste rempart face aux éléments déchaînés.

Avec mes muscles endoloris, je me voyais mal m'aventurer dans ces vastes plaines dans l'obscurité la plus totale. De plus, je craignais être une cible trop providentielle pour un éclair de feu du dieu Donar* .

La pluie battante fit remonter en moi de précieux instincts de survie. Je me retournai vers le cercle de pierre si angoissant et la forêt qui se trouvait derrière lui. Là-bas, au moins, je serais davantage à l'abri des vents et de l'eau glacée. Avec un peu de chance, je trouverais même un abri de fortune en attendant la levée du jour.

Je retraversai rapidement l'amoncellement de menhirs, ignorant les pierres, fixant des yeux mon objectif, les premiers arbres de la forêt. Un nouvel éclair jaillit sans crier gare, faisant craquer le ciel dans un roulement digne de l'enfer. La terre et les mégalithes autour de moi se mirent à trembler sous le choc. Mes jambes flageolèrent et je me retrouvai accroupie, les mains sur les oreilles, attendant pétrifiée que le bruit sourd et la déflagration s'estompent.

La lumière persista quelques secondes sur mes rétines et mon attention fut soudain attirée vers ma droite. Mes yeux restèrent figés d'horreur et mon cœur s'emballa, cognant de toutes ses forces dans ma poitrine.

Là, entre deux hautes pierres sombres, parfaitement immobile, se tenait un homme enveloppé dans une lourde et épaisse cape noire. Sous sa capuche dégoulinante d'eau, je pus apercevoir des parcelles de son visage. Un visage d'une blancheur d'outre-tombe, dur et menaçant, creusé d'ombres et d'obscurité.

Et surtout, ce qui me coupa le souffle fut la vision de ses deux yeux flamboyants d'une lueur d'un rouge écarlate diabolique, reflétant les flammes de l'enfer. Nul être humain ne pouvait posséder pareil faciès et regard aussi terrifiant.

Il ne me fallut pas plus d'une seconde pour réagir, tous mes muscles se bandèrent sous la décharge d'adrénaline et de la terreur. Je me relevai tant bien que mal et me mis à courir de toutes mes faibles forces vers le bois.

Mes pieds glissaient sur l'herbe et la terre détrempée. Mes jambes me faisaient mal, des tas de petites coupures se rouvraient et me faisaient souffrir davantage, accroissant mon horreur. Les gouttes d'eau me chassaient le visage, me brouillant la vue en même temps que mes faibles larmes de désespoir. Mon esprit ne voyait qu'une chose : les arbres, les buissons, l'obscurité, le seul moyen de se cacher et d'échapper à ce démon venu des enfers, à ce regard flamboyant qui n'attendait qu'à dévorer mon âme. La distance à parcourir paraissait s'allonger à chaque pas, semblait de plus en plus infranchissable à chaque bouffée d'air bruyant que j'expulsais.

Finalement, les jambes pleines de boue, à court d'haleine, je parvins à l'orée du bois et m'y enfonçai avec l'énergie du désespoir, mettant autant d'arbres que possible entre moi et mon ennemi.

Je m'accrochai aux troncs rugueux, passai d'un arbre à l'autre en essayant de conserver mon équilibre précaire. Mes pieds s'écorchèrent un peu plus sur des ronces et des racines apparentes, mais aucune douleur n'aurait pu m'arrêter, aucune souffrance n'aurait pu m'empêcher de courir vers un salut provisoire.

Exténuée, à bout de souffle, le cœur haletant et la gorge en feu, je m'arrêtai près d'un immense chêne à l'écorce rêche, me raccrochant aux aspérités de son tronc tel un noyé à un bout de bois au milieu d'un océan.

Mes jambes m'abandonnèrent et ne me portèrent plus. Mes genoux cédèrent et s'écrasèrent sur le sol dans un claquement sinistre.

Mon corps était couvert de pluie et de sueur glacée, mes membres se mirent à grelotter inexorablement, de plus en plus fort. Même mes mâchoires commencèrent à cliqueter sans que je puisse empêcher ce mouvement, comme si elles étaient animées de leur propre vie.

Un instant je fermai les yeux et une nuée de nuages sombres traversa mon esprit, essayant de me renvoyer dans le coma ténébreux duquel j'avais émergé quelques minutes plus tôt.

Je m'accroupis, passant mes bras autour de mes genoux repliés pour essayer de recouvrer un peu de chaleur, mais ma tunique brune était trempée et se plaquait contre ma chair glacée. Je me collai le dos au tronc d'arbre, lui adressant une silencieuse prière pour me protéger. Les sens en éveil et l'oreille aux aguets, j'attendais que la mort personnifiée m'emporte.

Un bruit me fit sursauter, le claquement d'une branche morte et épaisse, juste à quelques mètres derrière moi. Je fis volte-face, bien consciente que toute fuite était devenue impossible et dépassait les capacités physiques de mon corps. Mais je voulais défier mon adversaire de mes yeux, lui montrer qu'il n'obtiendrait pas le trépas de mon âme sans un ultime affrontement.

Dans les bois, l'obscurité était quasi totale. Seule la lumière occasionnelle des éclairs venait jouer sur les feuilles luisantes de pluie. J'attendais, fixant la direction vers laquelle j'avais entendu le craquement, observant l'obscurité et me recroquevillant davantage sur moi-même.

Alors, se détachant de la noirceur de la forêt, je vis une ombre, dans une longue cape sombre, s'appuyer d'une main à un jeune hêtre à quelques mètres devant moi. Je pouvais déjà deviner le contour de sa silhouette et de sa stature sans apercevoir encore le regard de feu sous la capuche.

La rage et la haine montèrent en moi. Une force brutale et instinctive naquit en mon ventre pour venir peu à peu réchauffer mes entrailles. J'avais l'impression qu'une sorte de nuage vaporeux flottait autour de moi, m'entourant de légères et rapides volutes d'énergie. Je plaquai mes mains au sol, invoquant en mon esprit l'image de la déesse Dana, dame suprême de la terre et des dieux.

Alors, un claquement sinistre résonna dans mon esprit. Dans un violent mouvement, la vague d'énergie s'échappa de mon être et alla frapper la silhouette sombre me faisant face. Le choc me projeta en arrière et mon dos cogna violemment le tronc d'un arbre.

Dans la lumière propice d'un nouvel éclair, je vis mon ennemi chanceler, battre des mains dans l'air, emprisonné au sein d'une lueur d'un rouge violent. La couleur cramoisie envahit ma vision, s'imposant à mon esprit et le dominant complètement. Des images affluèrent en tout sens dans un épais bourdonnement semblable à celui d'un essaim. Je vis une femme aux cheveux d'un blond très pur qui se retournait brutalement vers un ennemi s'approchant d'elle à grande vitesse. Je vis la terreur déformer son visage, je vis ses yeux s'écarquiller et sa bouche s'épandre dans un cri sans fin.

Puis l'obscurité totale s'abattit de nouveau autour de moi, ma tête me faisait horriblement souffrir et me ramena à ma triste réalité.

Je relevai mes mains vers mon visage, des feuilles mortes et de la terre étaient collées à mes paumes crasseuses. Je m'accrochai de nouveau au chêne centenaire, allant jusqu'à presser mon front et ma joue contre son tronc et sa tiédeur apaisante, laissant des larmes brûlantes couler le long de mes joues.

Mes paupières se fermèrent un instant quand des mains calleuses se plaquèrent sur mon visage, me tirant en arrière, m'arrachant à mon arbre protecteur. J'ouvris les yeux au maximum, mais je n'y voyais rien dans l'obscurité totale. J'essayai d'attraper les bras qui m'entravaient pour tenter de les repousser et de me libérer mais ils étaient larges et musclés. Des bras d'homme dans la pleine force de l'âge.

L'ennemi invisible me tira vers le haut, me remettant approximativement sur mes jambes. Il recula en arrière de quelques pas avant de percuter un caillou et de basculer sur son séant dans un bruit sourd. J'entendis un puissant juron incompréhensible.

Je tombai en avant, sur mes genoux, crachant de la salive tant ma gorge et mes poumons étaient en feu.

Soudain, un nouvel éclair violent craqua dans le ciel, secouant les branches et éclairant les lieux d'une lueur blanchâtre. Face à moi se tenait un visage terrifiant. Un visage à la peau d'une couleur bleu pâle, crayeuse et sale, encadré par de longs cheveux mêlés de tresses et de bijoux. La vision d'un démon des enfers.

Le choc de ce visage de mort-vivant me fit défaillir, un cri sortit de ma bouche, strident, aigu, plein de désespoir. Mon corps ne résista pas à cette nouvelle décharge d'adrénaline et mon esprit sombra de nouveau dans un chaos infernal, libéré de ses attaches corporelles.

Un instant, je me demandai quelles fautes mon âme avait pu commettre dans ma précédente existence, pour être à présent condamnée à errer dans un monde de démons, sans mémoire.

 

(* : Dieu du tonner chez les Celtes)

 

 

A propos de ce livre :

 

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(Copyright Editions du Chat Noir / Ambre Dubois, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)