Héritiers d'Homère, Les

 

Editeur : Argemmios éditions 

Collection : "Périples mythologiques"

Anthologie dirigée par Nathalie Dau et Jean Millemann  

Illustrations : Mathieu Coudray (Maz)

Date de sortie : 2009

Nbre de pages : 359

 

 

Ouverture

 

 

Des sommets de l'Olympe aux profondeurs des Enfers, une rumeur se hâte. Dieux et héros des anciens temps, nymphes, satyres, esprits des eaux, centaures... tous y prêtent attention, tous s'en font le relais.

Oui, en ce début de XXIème siècle, il existe encore des aèdes capables de les chanter, capables d'écrire à leur sujet. Cela les émerveille. Cela les surprend. Et cela les intrigue. Comment certains secrets, soigneusement enfouis jadis, ont-ils pu parvenir à l'oreille des hommes ? Comment ces mêmes hommes ont-ils su voir derrière les masques dont s'affublent, aujourd'hui, ceux qui gambadaient librement sous le soleil de l'Âge d'Or ?

Les aèdes sont dix-huit. Dix-huit à s'être penchés sur le passé, le présent et l'avenir des mythes grecs. Dix-huit à avoir écouté les Muses, s'être inspirés de leur sapience ; à avoir déposé, aux pieds des filles de la Mémoire, les fruits de leurs propres imaginaires.

Ces fruits sont vôtres, désormais. Rassemblés en ces pages couvertes de mots devenus mets. C'est un banquet. De multiples saveurs s'offrent à vos papilles comme à vos yeux.

Ne dit-on pas, d'un bon texte, qu'il se savoure ?

Alors, au nom des auteurs des Héritiers d'Homère, les anthologistes, Nathalie Dau et Jean Millemann, vous souhaitent un très bon appétit.

 

 

La bouteille, le barbu et le sens du monde


Franck Ferric


Viens donc, mon gars, et assieds-toi là. Je vais te raconter une histoire qu'un type que je connaissais m'a racontée l'autre jour. Non, elle n'est pas longue mais je crois qu'elle vaut le coup d'être entendue. Allez, pour bien vouloir me prêter une oreille, je te paie une blonde. Ça te va ?

Alors voilà...


Ce gars, je le connaissais depuis plusieurs mois car on travaillait dans la même tôle, un entrepôt de peinture de la banlieue ouest. Ne parvenant plus à faire avec les allocations et craignant de finir dans la rue au moment du froid, il était arrivé à l'entrepôt quelques semaines avant l'hiver et s'était débrouillé pour se faire embaucher. Je ne sais pas trop quel âge il devait avoir mais, même s'il faisait bien sa part de labeur, dans sa tête, il était usé.

Il ne parlait pas beaucoup, sauf quand il avait bu. Là, il devenait intarissable. Il partait un peu dans tous les sens et sa voix, d'habitude chancelante et vaguement folle, enflait et rugissait, mais je l'aimais bien quand même. Comment ne pas aimer les révoltés qui en ont un coup dans le cigare ?

Ce qui le rendait fou, c'était de voir tout ça à la télé : les forêts anciennes détruites à coups de napalm pour y planter des arbres à papier cul aux troncs bien calibrés pour les machines ; les champs nettoyés au zyklon pour éradiquer les insectes et laisser pousser des plantes génétiquement modifiées ; les requins traqués pour redresser les virilités vacillantes des Chinois ; les gens bien, simplement désireux d'arranger les choses, qui sautaient à cause des bombes ou se faisaient enlever, torturer, manipuler... Tout ça, qu'il l'entende à la radio ou le lise dans les journaux, ça l'agressait sans cesse. Chaque fois, c'était comme une gifle, un coup de griffe. Les gens normaux arrivent à faire avec, mais lui devait avoir un cuir plus tendre, ou une tête plus molle, et il se demandait sans arrêt comment il était possible qu'il y en ait si peu pour comprendre dans quelle impasse conduisait tant de démence. Du plombier au roi, du ramoneur au ministre, le monde tout entier courait après l'or et semblait prêt à tuer pour ça. Et pour la bonne conscience, ou pour limiter la casse : les droits de l'homme, des femmes, des vieux, des animaux, les énergies renouvelables, le vote démocratique...

Selon lui, les gens savaient tout ça depuis longtemps et connaissaient les combines pour éviter la migraine. Ils signaient des pétitions virtuelles sur Internet dans le but de sauver les ornithorynques, interdire les taureaux dans les arènes ou les mines qui font sauter les jambes des gosses au Cambodge. Ils parlaient politique en s'enflammant. Ils collaient des affiches polycopiées sur les réverbères du quartier.

Mais lui n'y parvenait pas. Pas plus que les autres, il ne savait par quel bout prendre le monstre, mais sentait tellement plus qu'eux son impuissance qu'il en avait la nausée.

L'envie de sauter du pont.

...

 

La caverne des centaures mâles



Marie-Catherine Daniel


Aujourd'hui, je me suis coupé les ongles. Longs et mous, ils se fendillaient sans casser lorsque je les heurtais quelque part. Sensation désagréable d'avoir les extrémités empesées de glaise. Alors j'ai pris un couteau et j'ai taillé dans la corne. Les copeaux en demi-lune étaient blanchâtres et s'effeuillaient. J'ai pensé à la lèpre, imaginé que le mal me rongeait, et voulu l'extirper entièrement. La peur de souffrir a arrêté ma lame avant qu'elle n'atteigne la chair. C'est pourquoi ce soir, j'ai encore des sabots.

Phaésas et les autres ne vont pas tarder à rentrer. Je me demande si mon mentor va s'apercevoir de mon massacre. L'holocauste que j'en ai fait a été refusé. La fumée de cèdre s'est bien envolée en plein centre du cercle de stalactites qui honore la cheminée des sacrifices, mais l'odeur de mes ongles calcinés perdure. Le relent écœurant enveloppe mon corps, stagne dans mes poumons. Je voulais alléger mes jambes, je me suis totalement enlisé.

Je ne pense pas que Phaésas s'en aperçoive. Il ouvrira les trois tentures de nos trois salles pour que la puanteur s'évacue et se fonde dans l'immensité des grottes. Il vérifiera que je ne me suis pas blessé. Il remarquera la sauvagerie de mon rabotage, croira à de la maladresse. Puis il dira :

"Tanghis, tu files un mauvais coton à rester sans rien faire. Tu ne devrais pas avoir à te couper les ongles. Les sabots doivent s'user tout seuls. Va donc te les durcir sur le sable du lac des Ombres. En t'occupant des enfants, par exemple."

Oui, il dira "t'occuper des enfants" et pas " jouer avec les enfants". Mon mentor est plein de compréhension. À moins que, ayant désormais une demi-tête de moins que moi, il n'arrive plus à me considérer tout à fait comme un gamin.

Pourtant, j'en suis un. Même si je suis né le même printemps que Phaésas. Même si lui est adulte depuis bientôt un lustre. Je suis un enfant parce que je ne connais que la Caverne, parce que j'ai besoin d'un mentor pour me dire ce qui est bien et mal, et pour m'apporter les fruits et les herbages tendres dont mon corps se nourrit. Pour ne plus être un enfant, il suffirait que j'aille les chercher moi-même, que je sorte au soleil.

Seulement, j'ai peur de sortir.


Je ne me souviens pas de ma mère. Je sais que j'ai tété ses mamelles et ses seins, que ceux-ci étaient fermes et doux comme des oranges. Je ne me souviens pas du soleil et des arbres. Pourtant j'ai connu ses lumières et leurs feuillages pendant près d'une année. Et je suis devenu un petit centaure mâle robuste et plein d'allant. Ensuite, bien sûr, l'appel du rut a de nouveau embrasé ma mère. L'instinct sexuel a pris le pas sur l'instinct maternel, mais elle a su juguler ses pulsions le temps de retrouver mon père et de me confier à lui.

Mon histoire commence donc comme celle de tous les garçonnets assez aimés par leurs parents pour avoir survécu au sevrage et rejoint le ventre de la Caverne. Alors pourquoi ? Pourquoi ne puis-je répondre à l'appel du soleil ? La peur ? Tous les jeunes mâles ont peur de sortir, la première fois. Mais tous savent que les dangers du dehors sont bien moins grands que lorsqu'on est petit. Tous rêvent à la félicité de la rencontre avec un centaure femelle. Tous s'élancent dans la lumière du jour bien avant d'avoir atteint leur taille finale. Sauf moi. Pourquoi ?


Je les entends qui rentrent. La cavalcade emplit les couloirs.

D'ici, on dirait qu'ils galopent, tant le grondement est impressionnant.

...


La mort d' Heracles

 

Claire Jacquet

 

Drame en cinq actes


Personnages

HERACLES

fils de Zeus et d'Alcmène ; géant brun à l'air fruste, il porte une exomide de laine qui a connu des jours meilleurs et, par-dessus, la célèbre peau du lion de Némée. Ses cheveux dénoués lui arrivent aux épaules, une barbe drue couvre son menton et ses joues.

DEJANIRE

épouse d'Héraclès, fille d'Oenée ; jolie femme blonde, vêtue d'un chiton de lin safran finement brodé et drapé à la dernière mode ; les cheveux retenus par des peignes en un élégant chignon. Ses poignets et chevilles sont parés de bracelets d'or.

NESSUS

un centaure, colporteur, avantageusement doté par la nature ; il est sommairement enveloppé d'un himation en laine écrue ; sur l'épaule, un grand sac contenant sa marchandise ; un simple pétase en paille lui tient lieu de couvre-chef.

LE CHŒUR

composé de quinze choreutes, habillés comme de respectables citoyens grecs : chiton sobre, sandales.

LE CORYPHEE

le chef du cœur, déguisé en satyre.

L'action se déroule à Trachis, petite ville située au pied du mont Œta, où Héraclès et Déjanire vivent en exil.



Acte 1

Dans la rue, devant la demeure d'Héraclès.


NESSUS, au public. - Je me nomme Nessus et, colporteur, j'arpente les routes du monde hellène. Chassé par-ci, acclamé par-là, le vent m'emporte au gré de ses fantaisies vers de nouveaux charmes féminins. Mais voilà que j'aperçois la demeure d'Héraclès, le vigoureux héros. Voyons si Déjanire, son épouse, est au logis, et proposons-lui nos services. (Il sourit largement.) Bonjour, madame !

DEJANIRE. - Bonjour, monsieur. Vous ne devriez pas rester ici, mon époux n'apprécie point vos semblables !

NESSUS. - Qui lui rapporterait ma venue, d'autant qu'il n'en retirera que bénéfice ? Je suis ici pour résoudre tous vos problèmes de chitons souillés, de péplos défraîchis, d'exomides tachées, d'himations rêches et de chlamydes fripées. Tous ces ennuis qui rongent l'honnête femme dans la gestion de sa maisonnée, lui valant réprimandes de son époux, lequel l'accable de son courroux. Grâce aux quelques minutes que vous m'accorderez, je peux vous en débarrasser !

DEJANIRE. - Comme vous comprenez bien l'âme féminine et ses tracas, monsieur ! (En aparté) J'hésite encore. Et si mon seigneur et maître revenait ? Je n'ose songer à lui sceller la vérité... Que faire ? (Elle jette un coup d'œil au centaure qui pose avantageusement.) Osons, ce n'est après tout qu'un colporteur ; fort bien bâti, en outre. Monsieur, dites-m'en davantage ! Ma curiosité est piquée à vif ! (Elle palpite des cils et lisse coquettement sa coiffure.)

LE CHŒUR. - Holà, voyez le drame qui s'annonce ! La douce Déjanire prête attention au colporteur ! Que lui prêtera-t-elle tantôt de plus ?

LE CORYPHEE. - Silence ! Silence, affûtons nos regards, aiguisons nos oreilles, pour n'en rien perdre. Vous jugez hâtivement de la déchéance de l'épouse fidèle d'Héraclès. Taisez vos vilenies, qu'elles n'écorchent les esprits sages ! Témoins anonymes, laissons les Moires décider de ce qui doit.

LE CHŒUR. - Le temps nous rendra justice !



Acte 2

 

NESSUS. - Notez madame, comme le lin de votre chiton s'est terni avec le temps. (Il palpe l'étoffe et le bras de la belle pareillement.) Il a perdu la douceur et l'éclat qui lui conféraient son élégance. (Il fait tourner Déjanire pour l'admirer, et fait la moue.)

DEJANIRE, feignant l'inquiétude. - Comment donc, ne serais-je plus attrayante, ni l'orgueil de l'œil de mon époux ? (Elle veut courir dans la maison chercher un miroir, mais Nessus l'en empêche en la faisant pirouetter à nouveau.) Mes cheveux brunissent-ils ? (Elle détache son abondante chevelure artificiellement blondie.) Ma peau aurait-elle perdu son velouté ? (Elle dénude une épaule.) L'âge épaissirait-il ma taille ? (Elle se cambre, tend la tunique sur son buste et entoure sa taille de ses deux mains.)

LE CHŒUR. - Elle se mire dans l'œil du galant, les armes de la séduction sont à nu dans les deux camps !

LE CORYPHEE. - Peuh ! Silence, répèté-je !

NESSUS, qui profite du spectacle. - Votre beauté sans défaut illumine le logis, mais son écrin ne lui rend plus grâce ainsi qu'il le faisait aux premiers jours. Et pour ce mal, le remède est disponible. Voyez : la lessive Ponux, qui lave et nettoie tous vos textiles - lin, laine - ou cuirs !

DEJANIRE. - Oh, quelle idée merveilleuse ! (Fronçant les sourcils.) Vous portez-vous garant de son efficacité ? Ne m'avancerais-je pas au-devant d'une déception ?

NESSUS, charmeur. - Souhaitez-vous une démonstration ?

LE CHŒUR. - Touché !

...

 

Le syndrome de Midas


Jess Kaan


Les fleuves parlent, pourvu que l'on sache les écouter. Lorsque je regarde la Tamise, par-delà ses flots sirupeux où glissent quelques péniches, je vois des centaines de milliers de lignes de coke qui se dissolvent lentement... Comme les autres mégalopoles, Londres présente les premiers symptômes de la maladie ; ce siècle la tuera-t-il ?

S'imposer, survivre : les dogmes ne façonnent plus, ils invitent les âmes jeunes à rejoindre les paradis chimiques. À cet égard, la Tamise est une délatrice zélée. Cette cocaïne consommée pour juguler la dégringolade, il n'y avait qu'elle qui pouvait en parler sans fioritures.

Voici quelques mois, j'aurais plongé et je me serais ouvert les veines pour savourer cette dope. Éviter le down, ce moment de crash qui succède à la montée du plaisir, était devenu mon obsession. Mais, à cette époque, je n'écoutais pas le fleuve... Je ne savais pas l'écouter.

 


Dix-huit mois auparavant.


Les paroles s'envolent, les écrits restent. Assurément, ce proverbe est de ceux qui n'ont pas résisté au rouleau compresseur du néo-libéralisme mondial. Réactivité, interconnexion... Comme lors de mes entraînements à Polytechnique et ensuite en D.E.S.S Finances et Stochastique, les trois chasseurs de tête m'assaillent de questions hétéroclites. Je reste de marbre, les fixant à tour de rôle. Droit dans les yeux.

J'ai retenu les leçons de mes éminents professeurs. Ils ne doivent pas me considérer comme une proie mais comme un semblable, un prédateur prêt à les dévorer dès que l'occasion se présentera. Alors, seulement, ils s'intéresseront à moi et me coopteront. Car, dans le milieu de la finance, rien d'autre ne compte que cette cooptation doublée de compétition, ce sentiment d'être un méritocrate.

L'obèse aux faux airs de Churchill m'interroge soudain sur les fluctuations du marché pétrolier et le recours aux énergies renouvelables. J'argumente. Il acquiesce d'un « Absolutely ! » encourageant tandis que sa collègue à peau noire - la quarantaine, l'accent du Kent et un tailleur à 5000 euros pour poser son statut - entend cerner mes motivations.

Dans un anglais impeccable, je lâche qu'à l'instar de leur boss, j'entends faire de l'argent. Je me suis installé à Londres pour cette unique raison, car les archaïsmes français, notamment la gauchisation des esprits, me mettaient hors de moi. La Black dévoile des dents jaunies par le tabac et son regard devient perçant - pire : intéressé. Enfin, nous abordons le nerf de la guerre.

Le Fonds Joseph T. Chrysson n'existe que pour le bénéfice ; il passe pour la référence sur les marchés boursiers depuis que ce pro trader a fondé cette entreprise avec ses seuls gains. Passer un entretien d'embauche pour devenir l'un de ses associés est un honneur réservé à l'élite. Pour moi, c'est une raison de vivre.

Depuis des années, j'entends rejoindre ses rangs et gagner en une journée ce que mon père se faisait en trimant des mois durant - tout cela avant d'être viré comme un malpropre et de terminer dans une location minable.

La porte du bureau cossu s'ouvre sur un employé fluet qui dépose, entre les mains du président du jury - un Asiatique à fine moustache -, une feuille portant l'entête du Fonds. Avec attention, l'homme examine le papier qu'il passe à ses collègues.

...


Le Pacte d'hecate


Sophie Dabat


Depuis l'orée de la forêt, Hécate regardait le couple s'enlacer. La femme lui tournait le dos et sa chevelure claire tranchait avec la noirceur de la grotte d'où l'homme était sorti - une caverne à la gueule béante, prête à les punir de leur impudent bonheur. L'homme étreignait sa compagne, enfouissant son visage dans la cascade de boucles blondes. Avec un sourire amer accentuant ses rides, l'observatrice comprit que Perséphone était consentante. Amoureuse même. Éperdument amoureuse d'Hadès.

Cachée derrière un chêne séculaire, Hécate discernait parfaitement les traits comblés de bonheur de la jeune déesse, ou encore ses doigts gracieux caressant la poitrine mate du maître des Enfers. Dans la main droite de Perséphone brillait une grenade, mûre à point et à peine entamée. Ce fruit, c'était Hécate elle-même qui l'avait donné à sa parente, juste avant qu'elle n'aille rejoindre son amant.

Le dieu souleva de terre sa bien-aimée et s'enfonça avec elle dans les profondeurs souterraines. L'aïeule ne pouvait plus les voir. Elle entendit néanmoins le hennissement d'un cheval, et devina la suite. Hadès emmenait Perséphone ; la mort emportait le printemps chez lui.

Le galop infernal s'estompa : le couple venait de franchir la frontière séparant les vivants des défunts. Hécate sortit alors de son refuge et s'approcha de l'entrée de la grotte.

À présent, elle devait agir ; laisser Déméter s'interroger, s'alarmer et chercher son enfant par elle-même, puis venir témoigner. Laisser le temps à l'inquiétude de tourner à la folie... et à Perséphone de goûter au fruit des morts.


Le couple trônait sur une estrade d'ébène. Aux pieds d'Hadès, Cerbère dormait, ses trois têtes ronflant en chœur. Perséphone siégeait à côté du maître. Dans la pénombre glacée des Enfers, ses cheveux prenaient un éclat blanc. Au loin, de l'autre côté du Phlégéthon, les ténèbres du Tartare créaient un halo de noirceur sous le pâle soleil du monde souterrain. De l'autre côté de la plaine, les Champs Élysées, séjour des bienheureux. Comme il se devait, le palais d'Hadès se situait entre les deux, face à l'unique route par laquelle les morts devaient cheminer pour atteindre leur ultime séjour.

Sous un manteau de plumes d'un noir luisant, le péplos de la jeune déesse, en soie vert d'eau, offrait une touche de couleur à ce monde monochrome.

Hécate se tenait face à eux, debout dans la brume lactescente du royaume infernal.

"Hadès et Perséphone. Vous formez un couple étrange, mais mieux assorti que je ne l'aurais imaginé...

- Je suppose que tu n'es pas venue pour nous complimenter, vieillarde", énonça Perséphone.

La voix froide, presque menaçante, étonna Hécate. Elle s'était attendue à ce que la jeune déesse, depuis toujours soumise à sa mère, laissât à présent son amant parler pour elle.

"Effectivement. J'ai une mauvaise nouvelle à t'apprendre : ta mère s'alarme pour toi. Tu as disparu sans laisser de trace ; sans que quiconque, à part Hélios et moi, ne sache où tu étais partie... "

Perséphone haussa un sourcil incrédule.

" Déméter se rassérènera lorsque tu lui diras que j'ai choisi mon royaume et mon souverain. Je ne vois pas en quoi...

- Hécate n'est pas là pour nous aider, ma douce, coupa Hadès d'un ton sombre. C'est un marché qu'elle nous propose. "

La vieille déesse eut un sourire malsain.

...


Aube


Eliane Aberdam

 

 

"Si Dieu avait un visage, ce serait l'aube."

François Lefèvre, Se perdre avec les ombres.


Je le contemple en silence. Il se tient très droit, dans l'embrasure de la fenêtre. Le vent joue avec les mèches de ses cheveux. Il a tourné son visage vers le ciel, il fixe l'horizon et l'aube qui se lève.

Il est magnifique.

Ça ne tient pas seulement à la finesse de ses traits, à leur perfection, bien qu'il ressemble étrangement à l'une de ces statues grecques que j'ai admirées cent fois au détour des allées d'un musée, et à laquelle un peintre amoureux aurait rajouté des couleurs - les cheveux d'encre tissés d'ombres vacillantes, les yeux d'un gris opalin aux reflets argentés, les lèvres parfaitement ourlées - mais plutôt à la solennité que je perçois dans sa stature, dans son regard devant l'aube violine ; une solennité qui sonne comme une prière adressée à la nuit, une prière antique venant du fond des âges. Il est jeune encore, à peine vingt ans peut-être, mais il y a quelque chose d'usé, en lui, quelque chose qui semble peser sur ses épaules, un fil qui menace de rompre à chaque instant. Oui, il est beau comme un de ces funambules que la chute menace ; beau comme un aigle touché en plein cœur, qui bat des ailes une dernière fois avant de tomber, avant de laisser le vide l'emporter.

Je regarde ses longs doigts porter une cigarette à ses lèvres. Ses mains sont larges, nerveuses, les mains d'un homme plus que d'un enfant, usées et balayées, des mains qui ont serré trop de cœurs et trop de corps.

Des souvenirs fugaces de la nuit dernière me reviennent en mémoire : ses mains sur ma peau, sur mon corps, ses mains dans mes cheveux, m'encerclant, me brisant alors même que je ne m'étais jamais senti aussi vivant qu'à cet instant précis. Je me rends compte que je ne connais même pas son nom. Ce n'est qu'un inconnu, un rêve éphémère qui s'évanouira aussi vite qu'il est venu. Pourtant, je voudrais pouvoir m'y accrocher encore un peu. Ou m'y écorcher.

Je murmure doucement, brisant le silence :

" Tu ne m'as pas dit ton nom".

Il ne répond pas tout de suite, comme s'il hésitait. Et puis :

"Oreste."

Le nom évoque en moi des réminiscences anciennes, comme un souvenir oublié. Je fouille un instant ma mémoire mais rien ne vient. Je voudrais pouvoir me lever du lit sur lequel je suis assis, l'enlacer doucement et lui voler sa cigarette, mais ces gestes me semblent soudain maladroits, déplacés. La proximité de la veille n'est plus là, et je sais bien que l'on n'enlace pas un inconnu. Alors je me contente d'allumer une autre cigarette et je poursuis la conversation, encore un peu.

"D'où tu viens ?

- De très loin. Je ne suis plus certain de m'en souvenir vraiment.

- Ah. » Un silence. « Et qu'est-ce que tu fais là-bas, alors ?"

Là-bas. Là où je l'ai rencontré. Un bar enfumé où je vais me perdre parfois, lors de ces nuits où je ne peux dormir, où j'appartiens alors aux saouls et aux égarés, aux âmes éperdues qui errent sans aucun but. La nuit était froide et je ne voulais qu'un peu de chaleur, et une once d'oubli à instiller dans mes veines.

Il me sourit et le désir me surprend à nouveau, s'empare de moi sans que je puisse le chasser. D'ailleurs, je n'en ai pas vraiment envie.

"Je voulais échapper à la nuit."

 

...


Cet éternel orgueil


Nadège Capouillez


Chryséis modelait un skyphos. La petite motte de terre entraînée par le tour avait pris la forme d'une coupe évasée. La paroi lisse et humide s'affinait sous ses doigts. Quand elle trouva l'objet à son goût, elle l'ôta du tour. Deux petits boudins se métamorphosèrent en anses horizontales, puis l'ouvrage rejoignit la planche d'une étagère de séchage pour y attendre sa cuisson.

La jeune fille essuya ses mains sur son chiton et jeta un coup d'œil par la fenêtre. Le cadran solaire, au fond de la cour ensoleillée, indiquait l'heure du second repas de la journée.

D'un coffre rangé contre le mur de torchis, Chryséis sortit un miroir d'argent poli. Quelques tresses noires s'étaient échappées de son chignon qu'elle prit le temps de rajuster. Ensuite, elle arrangea les plis de son vêtement avec soin. Alors seulement, elle traversa la maison en direction de la petite pièce du gynécée où mangeaient les femmes.

"C'est maintenant que tu arrives ? bougonna l'intendante. Et ton chiton ? Dans quel état il est, encore ! On voit bien que ce n'est pas toi qui t'occupes des lessives. On devrait t'envoyer à la rivière, d'ailleurs !

- Tu peux toujours en parler à mon père", répondit Chryséis en haussant les épaules.

Elle s'installa sur la banquette de bois pendant que l'intendante lui lançait un regard incendiaire. Akhilleus ne tolérait pas que sa fille se consacre à d'autres tâches que la poterie. Elle avait un tel talent ! Sur le marché athénien, ses créations se vendaient comme des petits poissons. Il n'était pas assez fou pour se priver d'une telle ressource ! Pour cette raison, il avait d'ailleurs décliné une dizaine de demandes en mariage, suscitant bien des commérages parmi ses amis. Chryséis en tirait un orgueil démesuré. Son don lui permettait de retarder une union probable avec un vieux barbon, et lui offrait un destin bien différent de celui de la plupart des femmes grecques.

La jeune potière puisa un gros bol de bouillie d'orge dans le plat commun - et, au passage, en renversa allégrement autant sur la table en olivier. Elle l'accompagna d'un large triangle de fromage de brebis et d'une pleine poignée d'olives noires. Elle s'était servi près du quart des mets disponibles. Les autres femmes de la maison - une dizaine - s'entre-regardèrent sans mot dire et se servirent à leur tour, se partageant le reste.

Qui aurait osé protester ? Circé, la concubine du maître, se remettait à peine de la correction qu'elle avait reçue, une décade auparavant, pour avoir taquiné Chryséis sur son absence de prétendant. La jeune fille avait rapporté l'incident à son père, insinuant que l'autre avait mis en doute sa beauté et sa capacité à tenir un ménage. Si même la seconde femme était battue pour si peu, que pouvaient espérer de simples servantes ?

Après la sieste - nécessaire en ce chaud mois de Métageitnion, où le soleil d'Apollon règne sans partage dans le ciel diurne et où Véga brille au zénith dans celui de la nuit -, Chryséis retourna dans l'atelier de poterie. Elle installa le bol d'enduit sur son plan de travail, aligna ses pinceaux, du plus épais au plus fin - celui-ci constitué d'une dizaine de poils. Enfin, elle se tourna vers l'étagère et choisit une kylix sèche, prête à peindre.

Chryséis s'assit sur le tabouret et posa la poterie sur la table. Puis elle l'examina avec attention, les yeux à demi fermés. Le motif prit forme dans son esprit. Aussitôt, elle saisit un pinceau, le trempa dans son bol d'enduit. Elle dessina d'abord un cercle, puis, à l'intérieur de celui-ci, une femme portant une amphore sur l'épaule. Un olivier esquissé sur le côté acheva la composition, et elle recommença avec une autre pièce de poterie.



Prisonnier de son image


TK Ladlani


Dans un monde parfait, les gens arrêteraient deux secondes de me mater.

Mais voilà, sur cette fichue planète, on ne peut guère espérer qu'on vous foute la paix. Ce n'est pas croyable ! À peine ai-je posé le pied dehors que la valse des regards reprend sa cadence immuable. Comme des tournesols montés sur pattes, les badauds se retournent et me dévisagent ; à croire que le soleil qui tarde à se montrer dans les cieux, c'est sur ma maudite face qu'il s'est levé. Sans déconner. Bande de voyeurs ! Alors que je descends l'avenue des Moires, je croise un jogger, enrobé d'un sac poubelle bleu, qui se dévisse le cou à ma hauteur. Et manque s'éclater les orbites sur un poteau électrique.

Ça t'apprendra à regarder devant toi !

Avec une vilaine grimace, je soupire et balance mon sac à dos sur mon épaule.

De l'autre côté du trottoir, une petite vieille se fait balader par son chien. Droite, gauche, droite, gauche. Elle ballotte au bout de sa laisse comme si c'était un molosse qui l'entraînait, et non un simple teckel. Je tourne au coin. Et en me voyant apparaître, la petite vieille lève la tête et s'arrête. Même mini Cerbère semble se figer - la patte arrière droite tendue dans les airs - pour me regarder passer. Statufiés tous les deux, comme surpris par Méduse. Je les ignore, j'ai à faire. Rapide coup d'œil à ma montre. Huit heures du mat', faut que je me grouille.

Je rejoins l'entrée du métro à la hâte. J'agrippe la rampe en métal, froide, poisseuse, et je dévale les escaliers. Une odeur aigre d'humidité et d'urine m'accueille tout en bas. Je fronce le nez. Les yeux me piquent. Rien de tel pour achever de vous réveiller ! Au mur, une affiche à moitié déchirée promet de faire de moi un prince charmant, séduisant et irrésistible, si seulement je consentais à acheter Le Mâle de Jean Paul Gaultier.

Moue ironique. Franchement, comme si MOI j'en avais besoin !

Sur le quai, ça se bouscule. On dirait que toute la plèbe s'est donné rendez-vous, prête à en découdre s'il le faut pour s'assurer une place dans le convoi aux bestiaux. Je me rapproche et, comme par magie, les discussions fondent en messes basses. Ça chuchote, ça jase. Du coin de l'œil, j'aperçois un groupe d'éphèbes qui ricanent en me fixant.

Je baisse la tête. Y en a marre. Je peux sentir six douzaines d'yeux qui me reluquent sans aucune gêne. Sans retenue, sans même une once de décence. Je les sens qui pèsent sur mon dos. Qui me scannent de la tête aux pieds. Ils croient peut-être que je ne les vois pas ? Dans mon ventre, colère et nervosité se mêlent en un cocktail de fiel. Depuis le temps que je subis ce calvaire, on pourrait penser que je m'y serais habitué. Mais à chaque fois, c'est pareil : ça me donne envie de hurler - même si, à l'instant présent, c'est m'enfuir que je voudrais. Disparaître dans le sol. M'envoler. M'éclipser. Je me sens nu, violé, souillé par tous ces regards indiscrets. Le harcèlement oculaire, je le confirme : c'est une réalité !

Soudain, ma cuisse se met à trembler. Moment de stress. Je ne vais quand même pas faire une crise, là, dans le métro ! Je serre les poings. Mes yeux se ferment.

Respire, respire, respire.

Il me faut quelques secondes pour réaliser que ce ne sont pas mes nerfs qui sont à l'œuvre. Non, c'est mon mobile qui a vibré. J'ai un texto. C'est Chloé :

...


Mayday


Jeanne-A Debats


À KB, qui saura pourquoi et qui ne s'affolera pas...


Le bain est encore bien tiède. Je m'immerge jusqu'au cou, paisible, sereine, oh si sereine ! Si sirène ! Je ris doucement, très doucement. Puis je saisis l'éponge, la serre, la presse, la broie et ça coule, coule, roule, roucoule le long des parois. Je l'imprègne d'un savon aux algues dont l'odeur suave, si suave, se mêlera avec délicatesse aux senteurs salées qui envahissent la salle de bains. Il ne faut pas d'eau trop chaude, surtout. Je me suis fait un masque d'ocre, un masque d'art, un masque d'âcre, d'argile ou d'alacrité.

Je frictionne doucement mes cuisses minces, minces... Mince alors ! Je chantonne pour couvrir les bruits derrière la porte. Il est là. Il fait sa valise. Un peu vite. Un peu n'importe comment. Comme tout ce qu'il fait d'habitude. Je l'entends fourrager dans les tiroirs et tout mettre en vrac dans ses bagages. Pour quelqu'un qui part avec une plus jeune, plus belle, plus riche, je trouve mon époux tout penaud, très pataud, bien piteux.

Oh, pitié ! Mais c'est tout lui, ça ! Pas même le courage de ses mauvaises actions. Avant, il se reposait sur moi pour les commettre. Il m'appelait. Mayday.

" Au secours ! Mayday !"

Et je venais à son secours. Par amour. Toujours. S'il est ce qu'il est, c'est que je suis intervenue tant de fois !

Il l'a oublié. D'ailleurs il ne m'appelle plus que Maman. Maman ?

Maman.

Moi ?!

Ma maman, ma mie, ma manie.

"Va demander à Maman !" dit-il souvent.

Et ils viennent vers moi parce que Papa, de toute façon, est trop occupé ou donnera une réponse sans intérêt. Trop occupé à courir la gueuse, trop occupé à gérer ses affaires. Alors Maman, hein ? Maman, la tueuse de dragons, la dénicheuse de trésors, celle qui connaît les histoires secrètes, qui font si délicieusement peur, et le nom des étoiles ; qui dénoue les filets et détruit les pièges les plus subtils... Eh bien, c'est mieux, n'est-ce pas, mes chéris ?

 


L'esprit de l'Hellespont


Olivier Boile


De gros nuages noirs s'amoncellent dans le ciel de Grèce, présage d'une querelle imminente au sommet de l'Olympe.

Quelle est la cause de la colère de Zeus à la voix puissante ? Qui en seront les victimes ? Les enfants d'Athamas et de Néphélé, sauvés de la rancœur de leur belle-mère par l'intervention d'Hermès, ont-ils irrité le roi des dieux ? Sans doute se posent-ils d'autres questions que celles-ci à l'instant de franchir le détroit séparant l'Europe, où ils vivaient soumis, de l'Asie, où nichent leurs espoirs de liberté.

"Ne relâche pas ton attention, dit le prince Phrixos à sa sœur Hellé. Ce n'est pas parce que la terre de notre père est derrière nous que nous sommes sauvés. La Colchide est encore loin."

La jeune fille acquiesce, les lèvres serrées. La brise qui fouette son visage et s'infiltre entre ses vêtements de lin se fait de plus en plus insistante, de plus en plus traîtresse. Elle sait que, sur l'improbable monture que leur a envoyée le dieu messager, un faux mouvement peut se révéler fatal. Un frisson lui parcourt l'échine alors que le bélier ailé prend de la hauteur afin de profiter de vents moins défavorables.

"Mon frère, parvient-elle à murmurer à l'oreille de Phrixos, j'ai le vertige. Je sens que le vide m'appelle... Non, pas le vide, ce n'est pas le vide qui m'appelle ainsi...

- Hellé ! Ferme les yeux, accroche-toi à moi et tout ira bien.

- Ce n'est pas le vide, c'est la mer, elle me réclame... La mer...

- Hellé ! Non !"

Si un quelconque observateur s'était trouvé sur la rive asiatique du détroit, il aurait assisté, interloqué, au passage rapide d'un bélier à la toison d'or et aux ailes blanches ; un étrange moyen de transport qui, pris dans une violente tempête que même un émissaire divin est incapable de contrôler, ne peut empêcher la chute de l'un de ses deux passagers.

Si ce même observateur avait vu la jeune fille lutter contre les courants pour éviter la noyade, son courage l'aurait certainement poussé à plonger dans l'intention de la sauver. Peut-être aurait-il réussi.

Dans ce cas, jamais le détroit n'aurait porté le nom de la princesse grecque qui y trouva la mort, pour devenir l'Hellespont.


Le ciel était dégagé au-dessus de l'Hellespont, un présage que le Grand Roi apprécia comme il se devait : sa fabuleuse expédition serait un succès. Pouvait-il en être autrement ? Durant quatre années, il avait planifié l'invasion jusque dans ses moindres détails, envoyant des espions au cœur de chaque ville, cherchant des appuis parmi les plus puissants des Grecs, plaçant des points de ravitaillement aux endroits stratégiques, alors que des ingénieurs, mieux payés que ses propres généraux, domptaient les montagnes et les mers pour faciliter la progression de son armée en territoire ennemi. Les mânes de Darius pouvaient être fiers de leur héritier : le nouveau souverain de l'empire perse suivait à la lettre les projets avortés de son glorieux aîné, en y ajoutant parfois une touche d'audace qui ne manquait pas d'inquiéter le vieil Artabane.

"Que mon seigneur ne s'offusque pas si je parle, proclama le vénérable conseiller, mais, si j'en crois les oracles, la mer des Grecs est capricieuse. Je me permets de vous recommander de la mettre de notre côté par des libations et des sacrifices ; ou, tout du moins, de faire en sorte qu'elle tolère le passage de vos bateaux."

...



Nyctale de Samothrace

 

Fabrice Chotin


Ma fille, ton père est aujourd'hui à la boulê* et je mettrai à profit son absence pour te raconter une certaine histoire.

Celles que tu peux écouter dans le gynécée sont, en général, de deux sortes. D'abord, des fables ineptes, mais divertissantes, qui sont contées lorsque les hommes sont assez près pour nous entendre : il ne faudrait pas qu'ils puissent penser que les femmes en connaissent d'autres. Et puis, quand leurs oreilles sont enfin hors de portée, viennent des récits différents : ceux susceptibles d'apporter cette connaissance qui nous est déniée.

L'histoire que je vais te narrer aujourd'hui appartient à ces récits-là. Elle ne peut être partagée que dans le secret. En outre, elle est très particulière. Tu devras en retenir soigneusement chaque mot, parce que tu seras peut-être amenée à l'enseigner, toi aussi. Si tu deviens mère à ton tour, mais que les Dieux ne t'accordent que des garçons, tu pourras l'oublier, pour peu que tu le désires. En revanche, tu auras le devoir de la transmettre à chacune de tes filles, y compris celles que tu adopterais, ainsi qu'à celles de ta famille qui perdraient leur mère. Et tu dois veiller à ce que toutes en mémorisent les mots sans aucune altération, quand bien même te sembleraient-ils former un récit abscons ou insensé.


À Samothrace vivaient un pêcheur et sa femme. Malgré leurs prières et leurs offrandes, les divinités ne les avaient gratifiés que d'une unique enfant.

Elle était un peu chétive, mais possédait une grande vivacité de corps et plus encore d'esprit. Sa chevelure d'un noir profond contrastait avec sa peau - d'une blancheur de lait presque maladive -, si vivement que son apparence avait quelque chose d'étrange, presque d'effrayant. Mais c'étaient surtout ses yeux qui mettaient mal à l'aise ceux sur lesquels ils se fixaient, car ils étaient plus sombres que les ténèbres. Peut-être cela avait-il un rapport avec le mal mystérieux dont souffrait la fillette ?

La lumière du Soleil lui était intolérable. Obligée de rester enfermée durant la journée, réfugiée dans la salle la plus obscure de la maison, elle ne pouvait sortir qu'après le crépuscule, et elle était alors capable de distinguer parfaitement les choses, même sans le secours d'une torche ou d'une lanterne.

Elle fut contrainte de vivre à l'inverse de la plupart des gens : dormant le jour et veillant la nuit. Alors, abandonnant le nom qu'ils lui avaient donné à la naissance, ses parents décidèrent de l'appeler Nyctalê.

La mère ne put longtemps prodiguer son amour : elle mourut alors que la fillette atteignait son troisième printemps.

Le père, lui, s'était toujours levé très tôt, car il était pêcheur. Depuis la mort de son épouse, il savait que seule sa fille l'attendait à la maison. Leurs rythmes de vie assez proches avaient resserré leurs liens familiaux : Nyctalê l'accompagnait toujours au port, l'aidait à préparer son bateau et le regardait partir avant que le Soleil n'entame sa course quotidienne. Et, même s'il ne le montrait jamais, il appréciait ces moments, trop brefs à son goût, avec elle. Il aimait tendrement son unique enfant, malgré sa singularité. Et il regrettait souvent de ne pouvoir s'en occuper plus convenablement.


* Assemblée de citoyens chargés des affaires courantes. Selon les cités, la charge est héréditaire ou obtenue par tirage au sort.

...


Le chêne et le tilleul


Charlotte Bousquet


Il y a fort longtemps, en Phrygie, vivaient Philémon et Baucis. Ils étaient pauvres, bien plus que les autres habitants de la région et, souvent, avaient à peine assez de nourriture pour préparer un repas dans la journée. Néanmoins, en dépit de leur dénuement, ils étaient heureux. Bien sûr, ils auraient préféré une maison à cette trop modeste masure de torchis bâtie au sommet d'une colline, et un petit troupeau à cette vieille chèvre qui ne donnait plus de lait. Mais, pour rien au monde, Philémon et Baucis n'auraient troqué leur misère contre une existence plus luxueuse. L'indigence était le prix de leur amour. Pour être ensemble, ils avaient renoncé à tout ce qu'ils étaient. Jamais ils n'avaient regretté leur décision.

Autrefois, Baucis était fille de monarque, destinée à épouser Hétys, noble héritier du royaume de Lydie. Philémon, lui, était un simple joueur de syrinx. La beauté de la princesse aux yeux d'or et aux boucles d'ébène avait ravi le cœur du musicien. Les mélodies harmonieuses de la flûte de Pan avaient charmé la jeune fille ; les odes passionnées du poète invisible qui la courtisait avaient embrasé son âme.

Certains prétendent que la déesse Cybèle, furieuse que le souverain de Phrygie néglige ses devoirs envers elle, se vengea en provoquant cette passion. D'autres disent qu'Hétys de Lydie avait offensé Éros : celui-ci, pour le punir, l'avait condamné à ne jamais pouvoir assouvir ni ses désirs, ni ses ambitions. D'autres encore pensent qu'il s'agit d'un simple hasard, un caprice de l'enfant que l'on nomme destin. Peu importe qui détient la vérité : Philémon et Baucis tombèrent éperdument amoureux l'un de l'autre, défiant la volonté du roi Gordias comme les lois des hommes.

« Pourquoi suis-je née noble dans le palais d'un roi ? » se lamentait souvent Baucis. « Pourquoi n'es-tu, Philémon, qu'un aède vagabond et non un prince, puisque ta musique, puisque tes poèmes, contiennent plus de richesses que le plus splendide des trésors ? »

Les semaines passaient. La passion de Philémon et Baucis croissait en profondeur et en intensité.

"Renoncerais-tu pour moi à tes titres, à ta lignée ? demanda un soir Philémon.

- Pour toi, je renoncerai à la vie elle-même, si les dieux l'exigeaient.

- Et pour toi, j'abandonnerai ma voix et mon art !

- Jamais, je t'en prie ! protesta Baucis. Ta musique, ton talent sont des présents célestes. Tu offusquerais les divinités en agissant ainsi."

Mais Philémon savait que, s'ils voulaient un jour connaître la joie d'être unis, ils devraient abandonner chacun un peu d'eux-mêmes.

La princesse Baucis avait, sans hésiter, accepté de sacrifier son nom et sa lignée sur l'autel de leur amour. Quand ils fuiraient, ensemble, à la faveur d'une nuit sans lune, elle disparaîtrait rapidement de la mémoire des hommes et du monde. À sa mort, elle irait grossir en Hadès la foule innombrable des ombres sans visage, sans identité, sans nulle chance de retour. Que pouvait-il donner, lui, en dehors de sa flûte et de son chant ?

Désespéré, Philémon se rendit au temple de Cybèle, offrit à la déesse deux agneaux - un noir et un blanc - et implora son aide, trois jours et trois nuits durant.

Enfin, peu avant l'aube, une forme brillante apparut devant ses yeux. Il crut qu'il s'agissait d'un mirage né de la pâle lueur argentée de Séléné. Mais l'apparition était bien réelle : Cybèle - à moins que ce ne fût l'une de ses prêtresses ? - se tenait devant lui, sa longue chevelure blanche drapant sa nudité d'un long voile opalin, son noble front d'albâtre ceint d'un diadème en forme de croissant de lune.

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L'hospitalier

 

Yan Marchand

 

Avertissement


Ce texte, hommage au grand aède Homère, se situe à l'époque archaïque.

En ce temps-là, les Grecs ne connaissaient pas encore Platon ni la tradition orphique.

Pour eux, il n'y avait alors ni âme, ni réincarnation, mais l'oubli éternel, auquel nul ne pouvait échapper.

Zeus n'était déjà plus considéré comme un dieu guerrier mais un dieu de justice, maître des lois, le garant des contrats.

Son nom provient de la même racine que zôon, qui signifie "être vivant ", et zôê, " la vie".


La lignée d'Agathon remontait au vénérable Timaos, fils de Zeus. Et parce qu'il avait aimé l'aïeul, le rassembleur de nuées ne refusait rien à l'héritier : ni femme, ni enfant, ni richesse.

Les gens se pressaient à sa porte pour se mettre à son service. Le peuple acclamait ses décisions. Son cellier regorgeait de vins sombres, de trépieds, de chaudrons, et de tous les dons faits par les rois alentour : armes, armures, cnémides, casques étincelants, javelots et bijoux. Dehors, l'herbe était grasse, les brebis pouvaient mettre bas plusieurs fois par an, les vignes étaient abondantes. Au printemps, les versants se couronnaient de fleurs. Les jeunes gens célébraient chaque jour cette douce vie de fête - quand, ailleurs, la fureur d'Arès tressait l'ordinaire. Telle était la vie dans la ville mauve et pourpre d'Oranthos.

Ce fut Poséidon, l'ébranleur du sol, qui, le premier, reprocha à son frère de favoriser Agathon et les siens, alors que les autres héros, plus méritants à ses yeux, éprouvaient la douleur d'être nés. Zeus le porte-égide écouta les doléances avant de prononcer ces mots :

ZEUS. - Mon frère, je sais le conflit qui nous oppose depuis toujours, mais sache que ta force n'égalera jamais la mienne. C'est la nécessité qui le veut ainsi : je régnerai toujours. Ce que je donne à Agathon, aucun dieu, pas même toi, ne pourra le lui reprendre.

POSEIDON. - Les habitants de l'Olympe sont inquiets. Ils ne comprennent pas pourquoi tu soustrais un homme à son lot de souffrances. Il ne connaît ni le choc de la guerre, ni la maladie ; ses amours, ses amitiés sont fidèles. Les rois alentours s'entretuent sans répit mais lui prêtent allégeance, alors qu'il n'a jamais pris en main le glaive au bronze aigu. Sa bouche connaît le pain et ses mains restent blanches, quand ses pairs doivent supporter les remontées de bile et mêler dans leurs paumes le sang et la poussière. Il me semble même, parfois, que tu pourrais l'élever parmi nous, changeant son sang en cet ichor dont est tissée notre chair imputrescible ! Ma poitrine se soulève lorsque je considère dans quelle horreur tu jettes les braves, combien tu les obliges à l'exploit pour finalement les faucher en pleine jeunesse, sans jamais les laisser goûter aux douceurs d'une vieillesse bien entourée. Et tu oses ouvrir devant ce garçon mollasse, ce pleutre, toutes les voies d'une vie facile ! Jusqu'où iras-tu pour lui être agréable ?

ZEUS. - Ne pouvons-nous accorder à un homme la tranquillité plutôt que la gloire ? Il n'aurait pas de mérite, me dis-tu, mais quel mérite y a-t-il à se battre comme un lion lorsqu'on est acculé ? Est-ce un exploit de tuer pour se défendre ? Quel honneur y a-t-il à piquer les gorges, fendre les casques pour voler du butin, des bœufs, des femmes, des chevaux ? En quelle estime devons-nous tenir ces fameux héros qui génèrent la mort en croyant nous plaire ? Je dis qu'Agathon a plus de mérite qu'aucun homme, car il est vertueux, courtois avec tous, surtout avec les étrangers. Il honore les dieux, sacrifie des bêtes de premier choix, les meilleures têtes. Il est tempérant et ne porte jamais la main aux viandes en glouton, mais il sait plaire à Dionysos lorsqu'il fait couler le vin aux reflets de pourpre et de feu. Il sait lancer le javelot, le disque, et dompter les chevaux, mais jamais pour la guerre, toujours pour le jeu, car il exècre la violence. Et pourtant son corps, droit comme une tour, son cou de taureau, auraient pu en faire un terrible guerrier.

Mnémosyne entra dans la grande salle. Arrivée près du trône, elle se mit à chuchoter à l'oreille de Zeus. Il ne résista pas au plaisir d'évoquer le souvenir qu'elle était venue raviver.

...


La descente aux enfers d' Orphee et Eurydice


Anthony Boulanger


La musique emplissait la pièce depuis des heures, maintenant.

Elle avait d'abord été esquissée telle une mélodie riche de larmes, mais les pleurs des saules peints sur les murs, et l'apparition de nuages de tempête au plafond, avaient vite transformé la chambre en une place lugubre.

Quelque peu honteux de ce qu'il avait provoqué, le musicien avait alors décidé de changer de registre. Depuis, ses doigts, courant avec agilité sur le manche du violon, maniant avec brio l'archet, tiraient de l'instrument un crescendo de notes guillerettes.

Perché sur son tabouret, le jeune homme contemplait, le cœur extasié, la magie qu'accomplissait son jeu. Les murs se teintaient d'une lumière dorée, les feuilles des arbres réapparaissaient, blanches tout d'abord, puis reverdissant à vue d'œil. Un faune se forma soudain sur le mur et accompagna le violoniste en soufflant dans la flûte du dieu Pan. L'artiste descendit de son perchoir et, mi-dansant, mi-sautant, explosa de rire en continuant de jouer.

Un claquement de porte rompit l'enchantement. Surpris par ce bruit métallique, le jeune homme leva son archet et les murs de la chambre redevinrent ce qu'ils avaient toujours été : de simples pans de béton gris et rugueux, des cloisons bâties à la hâte et formant un carré approximatif muni d'une ouverture grossière ; une chambre sale, dont un coin était occupé par une paillasse grouillant de vermine.

Il se précipita hors de la pièce et déboucha dans la suivante - un salon. La lumière blafarde du soleil s'y déversait à travers un vaste trou dans le mur, témoin d'un effondrement récent. La pâle lueur suffit à éblouir le musicien, si bien qu'il ne reconnut pas immédiatement l'intruse, et ne ressentit que la morsure glacée des courants d'air charriant l'odeur putride de la cité.

Après s'être frotté les yeux, il put enfin détailler l'arrivante. Elle avait la peau verte - la couleur des feuilles dans la pénombre -, veinée de brun comme le tronc fort et sage d'un chêne. Le mélange contrastait de façon saisissante avec ses yeux dorés. S'approchant d'elle, le violoniste passa la main dans des cheveux semblables à de fins et jeunes rameaux.

« Eurydice, ma dryade, mon aimée... murmura-t-il.

- Tu n'aurais pas l'impression d'avoir oublié quelque chose, Orphée ? » demanda-t-elle, sa voix vibrant de colère.

Le jeune homme recula d'un pas. Un pli soucieux barrait son front. Si sa nymphe des chênes était dans cet état, c'est qu'il avait réellement dû dépasser les limites. Mais quel jour était-on donc ? Il fouilla quelques secondes dans sa mémoire. Il devait aller voir sa mère Calliope, en compagnie d'Eurydice. Il fallait qu'il passe récupérer sa lyre chez le luthier, aussi. Non, ce ne pouvait être l'une de ces deux obligations : la dryade ne serait pas en colère pour si peu. Et sûrement pas pour sa lyre...

"Bon sang, Orphée ! On devait aller à l'hosto pour vérifier si j'étais enceinte ou pas ! En partant ce matin, je t'avais bien dit de ne pas oublier, que c'était important pour moi et que ça devait l'être tout autant pour toi ! Mais non, laisse-moi deviner... Tu t'es enfermé dans ta chambre et tu as joué de ton violon toute la journée ? Bien sûr que c'est ça, comme d'habitude !"

Orphée resta sans voix, les yeux baissés, comme hypnotisé par une tache d'humidité souillant le sol. Il voulait compatir, il voulait s'excuser, mais, en ce moment même, les Muses lui inspiraient un prélude de symphonie. Il devait absolument le fixer dans sa mémoire avant qu'il ne lui échappe !

...


Pierce's track :

the maid & the highway


Nicholas Eustache


Face à Pierce, la route s'étendait à l'infini.

L'horizon l'engloutissait, mais son cœur lui soufflait qu'elle existait toujours là-bas, éternelle. Dans son état d'esprit, le monde se réduisait à elle. Simple, droite, grise ; il s'agissait d'un concept, d'un idéal, avant d'être une construction matérielle. Et Pierce, motard aux commandes d'un bolide grondant, en était le philosophe explorateur.

Ce qui n'était pas sur la route ne l'intéressait pas. De toute façon, dans ce coin oublié du désert d'Arizona, il n'y avait rien à voir. Sable, cactus, buissons ou rochers, tout pouvait bien se résumer à une impression de flou provoquée par la vitesse, Pierce ne manquait pas grand-chose.

Un témoin de son passage n'aurait perçu qu'un éclair blanc, précédé et suivi du bruit du tonnerre ; un éclat de lumière et de chaos au milieu de cette nuit tranquille, de ce pays endormi depuis des années. Il se serait même demandé, un peu plus tard, si cette apparition ne volait pas quelques mètres au-dessus du sol, et s'il n'avait pas tout simplement rêvé cet instant.

Brusquement, le pilote freina et stoppa sa moto au milieu de la route. Il attendit quelques secondes, hésitant, puis en descendit. Sa tête était dissimulée sous un casque intégral sombre, à la visière impénétrable. Il en défit la sangle et l'enleva. Des cheveux bouclés retombèrent sur son visage maigre. Il passa sa main sur son menton mal rasé, en regardant l'étrange scène qui s'offrait à lui. Sur le bord de la route, chichement éclairée par une lampe torche tombée à terre, une adolescente se débattait mollement contre un rocher auquel elle était enchaînée.

Pierce approcha d'elle sans se presser.

"Hé, gamine ! Besoin d'aide ?" lança-t-il avec un sourire un peu moqueur.

À peine consciente de son environnement, elle lui renvoya un regard vitreux et approximatif.

"Ils m'ont enchaînée", ânonna-t-elle.

Le motard regarda plus précisément les liens, et s'aperçut que les chaînes qui la reliaient au rocher faisaient partie de ses habits. Une tenue plus ou moins gothique, révélant généreusement la peau au travers de résilles et de morceaux de skaï agrémentés de quincaillerie.

Les chaînes s'étaient accrochées à une arête du rocher. La jeune fille tirait vainement dessus pour s'en défaire, sans comprendre qu'il lui suffisait de reculer pour leur donner du mou et les dépêtrer de la pierre. Pierce secoua la tête de désapprobation tout en poussant l'adolescente pour dégager ses entraves.

Elle heurta mollement le rocher, vit les chaînes retomber sur le sol, et agita ses bras désormais délivrés.

" Waw ! Tu es une sorte de héros, en fait ?" lança-t-elle, détachant toujours un peu trop chaque syllabe. Son regard encore mal assuré se colorait d'une lueur d'admiration.

" Et toi, une sorte de junkie en cavale ?" marmonna Pierce sur un ton blasé.

Elle fronça les sourcils pour mieux se concentrer sur la réplique, puis donna un coup de pied rageur dans un caillou.

"Mes vieux m'ont jetée dehors. Les ordures !

- Vrai, je sais pas si c'est la meilleure aide à apporter à une gamine comme toi.

- Hein ? Nan, c'était pas pour la dope. Ça ils s'en foutent, ils sont plus souvent stone que moi."

Pierce était retourné vers sa moto. Un conte de junkie de plus ne l'intéressait pas. Il s'était arrêté à cause de l'étrangeté de la scène - une femme enchaînée au rocher - mais il ne voulait pas être impliqué dans une autre histoire. Il avait déjà de quoi faire avec ses propres ennuis.

...


Les sept derniers païens


Romain Lucazeau


Alors Thamous, placé à la poupe et tourné vers

la terre, dit, suivant les paroles entendues : "Le

grand Pan est mort."

 

À peine avait-il fini qu'un grand sanglot s'éleva,

poussé non pas par une, mais par beaucoup de

personnes, et mêlé de cris de surprise.

 

Plutarque, Sur la disparition des oracles



Je suis un Celte, de la tribu des Pictes.

Ma chevelure est longue et drue, comme mon père m'a appris à la porter. Les hommes libres se coiffent ainsi.

Je suis un homme libre, même si les Saxons dominent mon peuple.

Je suis un mercenaire. Je pratique l'art honorable et sacré de la guerre. Ma race a combattu tous les peuples du monde, parfois pour conquérir, parfois pour le compte d'un conquérant.

Mes ancêtres, dit-on, se mirent, sur les rives du Danube, au service d'Alexandre le Grand. Mon propre employeur est un homme plus doué comme scribe que comme guerrier, du nom de Justinien.


Quand l'émissaire, un petit noiraud d'un certain âge, m'a demandé si j'étais aussi bon à l'arc qu'on le disait, j'ai ri. Qu'est-ce qu'un Grec connaît au tir à l'arc ?

Mais je lui ai tout de même répondu, d'une voix méprisante :

"Tu vois, petit Grec, cet arc ?

- Je suis Arménien, pas Grec, mais je vois ton arc.

- Certains le disent enchanté par le Dieu Guerrier.

- Arès ?

- Non, je parle d'Ogme. Arès, c'est pas vraiment pareil. Donc ils disent ça, les envieux, car toutes les flèches que l'arc décoche sont mortelles. Ce sont des imbéciles qui ne savent pas reconnaître les plus grands dons que le Dieu Guerrier peut offrir à son serviteur : un œil sûr, un caractère trempé, et une adresse infaillible."

Je peux me permettre ces rodomontades : j'ai accompli plus d'une tâche dont Justinien préfère ne pas se souvenir, dans son palais ou en dehors. Mais évoquer le Dieu Guerrier Ogme, dont je porte une amulette contre ma poitrine, demeure risqué dans Constantinople la très chrétienne.

L'émissaire a souri de toutes ses dents. J'étais son genre de salaud, ça se voyait. Mais il faut faire attention avec les Grecs : ils ont des passions contre-nature.

Il m'a ensuite proposé - non, ordonné, plutôt, de me rendre au palais impérial, me présenter devant le pape Vigile.

Qu'est ce qu'un putain de pape enlevé par l'Empereur romain pour une querelle théologique insignifiante en a à foutre de rencontrer un auxiliaire barbare ?

...


Sémélé


Philippe Guillaut


Tu es arrivée à l'astroport, Isabelle. Tu attends. Je te vois déjà, perdue dans cette nuit, regarder les éclaboussures de feu, les ombres monstrueuses qui surplombent les pas de tir, et toutes ces lumières, ces lumières d'en bas qui répondent aux alignements d'étoiles. Si frêle Isabelle, mais si belle dans la nuit : tes jambes fuselées, ta peau aux reflets de Voie Lactée, et le fond de tes yeux qui scintille. Tu portes un nom de reine d'antan, mon Isabelle, et ton regard se noie parmi les astres. Va-t-il venir à toi, ce soir, du fond de ces lointains légendaires, pour t'enlever et te combler à jamais ? Avoue que tu frissonnes un peu, douce Isabelle, quand passe sur tes épaules le souffle glacé de ces empires ténébreux.

Bousculade. Je te vois toujours ainsi, mon Isabelle, avant que tu ne viennes à moi : saisie au beau milieu de ton rêve, plaquée soudain contre la clôture tandis que les autres s'agglutinent. Tu aperçois aussi le haut de la grille qui pivote en grinçant, par-dessus la masse des femmes. Tu vois les silhouettes sombres des pilotes se découper sur les flamboiements de l'astroport. Et toi aussi, tu cours à leur rencontre.

Tu les regardes, Isabelle. C'est la première fois. Ce sera toujours la première fois. Tu les vois sanglés dans leur uniforme gris métal, approcher de la démarche rigide et mécanique de ceux qui sont trop longtemps restés en apesanteur. Les autres femmes se mettent à crier. On dirait des sirènes qui s'allument sur ce fond d'incendies et de grondements. Toi aussi tu cries, peut-être. Ce n'est pas important. Les autres se poussent, se frappent, grimpent aux grilles. Elles ouvrent leur veste, caressent leurs seins, leurs cuisses, leurs fesses. Toi aussi, peut-être, un peu. Qu'importe. Ne t'en fais pas pour cela. Tout sera racheté, mon Isabelle. Oui, tout. Cette nuit même.

Les pilotes passent. L'une, qui s'était agrippée à leur bras, ils la rejettent violemment contre la clôture. Une autre, qui s'était couchée sur leur chemin, jambes écartées, ils la saisissent par les cheveux et l'entraînent dans la nuit. Tu les regardes encore, Isabelle : certains d'entre eux ont le visage brûlé, de grosses prothèses oculaires qui saillent, et leurs yeux morts passent sans te voir. D'autres sont blêmes et émaciés, leur figure n'est qu'un ricanement fatigué, et tu as soudain peur que leur gant glacial ne se referme sur ton bras.

Ils s'écoulent ainsi, environnés d'hystérie et de désespoir, et toi, mon Isabelle, tu les vois prendre les femmes par grappes, sans dire un mot, sans s'arrêter, et disparaître dans l'obscurité. Tu ne sais plus ce que tu veux. Tu ne vois plus où finit la nuit. Tu as tout laissé pour venir jusqu'ici, aux portes des étoiles, et, soudain, tu te retrouves nulle part.

L'un d'eux passe à ta portée, fendant la foule, gêné. Tu t'accroches à lui. Il te repousse, sans dureté. Tu le rattrapes encore, à l'épaule. Il tourne la tête. Il hésite. Il s'arrête. Tes mains cherchent vainement à agripper sa combinaison synthétique. Il te dévisage, maintenant. Dans cette nuit, il est presque beau.

...


Firestarter


Céline Brenne


La folie dans nos ventres

 La flamme dans nos yeux

 L'ivresse dans nos veines

Trois dons de notre dieu


Le soleil se couche.


C'est l'heure, mon cœur.

L'heure du calme et du silence.

L'heure du chant et de la danse.

L'heure où tout s'éteint, redevient.

L'heure où les miens quittent l'ombre pour parcourir le monde.


Enfin.

 

 

Je m'éveille.

Quelques étoiles scintillent au-dessus de la ville.

J'accueille les ténèbres comme une surprise, comme un oiseau voyant le soleil se lever après une trop longue nuit. Étonné par ce miracle, son cœur se gonfle d'un chant de joie après ces heures angoissées.

La lune est déjà haute, un fin sourire de clarté. Non pas que le soleil et moi soyons ennemis. Non, bien sûr, je ne suis pas de cette race-là. Seulement une musicienne. Mais pas de celles que l'on exhibe vulgairement dans une foire, sur un plateau. Pas de rires enregistrés. Pas d'applaudissements programmés.

Maîtrisée ? Esclave ? Jamais. Mon domaine est fait de terrains vagues, volés puis rendus, de matériel monté puis démonté aussi vite, de lumières incandescentes... et de musique libre, vibrante !

Techno, métal, trance, hardcore... De la musique de sauvages, comme certains le disent si bien. Eux non plus ne sont pas si éloignés de la réalité. Un bref instant, ce qui semble sous contrôle redevient indompté. Est-ce cela qui leur fait peur ?

Qu'importent les questions. Il y a si peu de réponses. Je lève les bras au ciel dans un hommage silencieux. Tatoué sur ma main gauche, un animal, symbole de mon pouvoir. Une salamandre, née au sein même des flammes alchimiques. Sur ma main droite, un serpent endormi gravé dans ma chair. Pour ce symbole, au Moyen-Âge, on m'aurait traitée de sorcière et brûlée vive. Mais dans l'Antiquité, j'aurais été prêtresse, maîtresse des délires embrasés.

Je suis le firestarter, la maîtresse du feu intérieur.

Sauvage.

Oui.

 

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A propos de ce livre :
 
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(Copyright Argemmios éditions / Nathalie Dau et Jean Millemann, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)