Gérald Duchemin
Écrit par Le Cimmerien   

 

Interview réalisé le 13 mai 2009

 

Il y a de cela quelques temps, je découvrais Gerald Duchemin avec un roman fabuleusement bien écrit : "Carmélia ". Gerald Duchemin, c'est une voix, une plume, un talent fou. Aujourd'hui l'auteur a bien voulu répondre aux questions de Psychovision, c'est un honneur et un plaisir.

 

Tout d'abord un grand merci à vous de bien vouloir répondre à nos questions.

Il y a une chose qui m'a marqué en vous découvrant la première fois, c'est votre biographie, votre présentation d'auteur, celle que l'on retrouve entre autres sur le site de votre éditeur Le chat Rouge Editions : "Gerald Duchemin est mondialement inconnu mais très célèbre auprès d'une trentaine de personne". Alors bien sûr c'est plein d'humour et ça donne déjà une idée de votre style et de votre plume, mais vous savez comment on est, nous autres lecteur : curieux. Alors qui est réellement Gerald Duchemin ? Pourriez-vous vous présentez à ceux qui ne vous connaissent pas encore ? (et à ceux-là je dirais qu'une chose : plongez dans les œuvres de Gerald Duchemin, c'est génial !!).

 

Bonjour ! Je peux me présenter, mais pas vous dire qui je suis car je suis très ignorant sur le sujet, et c'est bien pour cette raison que j'écris : je ne me comprends pas. Ceci posé, mes écrits me renseignent très peu. Ainsi je peux continuer longtemps...

Je vais bientôt avoir 41 ans, et je n'ai plus toutes mes dents. Je suis diplômé de l'université, Maîtrise de Lettres Modernes, mais je n'ai pas encore réussi à décrocher ma ceinture bleue de jiu jitsu brésilien (ou grappling) ; ceinture plus difficile à obtenir qu'au judo, je précise.

J'écris depuis 1996, mais ne publie que depuis 2002 (Carmélia). Je suis également, avec Jean-Luc Catanzano, éditeur, ou rééditeur plutôt, de certaines œuvres du XIXe siècle. Et vu notre impact dans certaines librairies, nous nous amusons comme des petits fous. Mais c'est un travail de dingue, cela va sans dire.

Le but de ma vie est d'en vivre plusieurs. Il faut dire que c'est moins un but, qu'une donnée, en fait. Je pense être d'un naturel joyeux, voire enjoué, avec des crises d'abattement terrible, voire pire. Je ne parviens pas toujours à cacher ces défaites à mon entourage. Seul le sport, et l'écriture, sont capables de me préserver du mauvais geste. Alors je me relève, encore plus exalté que jamais. Ma vie est un yoyo, entre construction et destruction. Elle me déroute. En une seule journée, je suis capable de passer par tous les stades de l'émotion ; ça rit, ça pleure, ça boude, ça se réconcilie, ça fait rire, et ça fait chier tout le monde : un gosse quoi... Je vis les choses peut-être trop intensément ; mon tempérament me pousse à l'intempérance, mais qui puis-je?

 

Alors bien sûr mise à part cette présentation, il y a une chose qui marque avant tout quand on se plonge dans n'importe lequel de vos livres, c'est le style. Dans la plupart des ouvrages que je lis, même quand j'adore l'histoire, les personnages, j'ai l'impression que ce fameux "style" est presque quelque chose de secondaire. Ce n'est pas une critique des autres auteurs, loin de là, mais la plupart du temps, il y a une belle lecture, une belle aventure et des "mots". Chez vous, j'ai comme l'impression que le style est premier, un vrai travail d'orfèvre. Il y a un sens de la formule, de la répartie... Je définirais votre style, et peut être pourrez-vous nous dire un mot là-dessus, comme un mélange d'ancien (le XIXème) et de nouveau, la "Duchemin Touch"... Pour finir sur cette histoire de style (j'ai l'impression d'être horriblement bavard !) je vous imagine en train d'écrire, plié sur votre ordinateur relisant vos phrases à haute voix, perfectionniste, cherchant le mot juste, la bonne musique. Je me trompe ?

 

  D'abord grand merci pour ces compliments. Je retiens cette merveilleuse expression "Duchemin Touch". Je la prends pour un encouragement à faire mieux encore. La seule manière de progresser est d'être sans pitié avec son propre manuscrit. Je ne sais pas écrire, mais je sais réécrire... Même si Jean-Luc est toujours là pour me cadrer, je suis mon premier lecteur. Pour n'importe quel manuscrit, au bout de 3 mois, temps de repos minimum, je sors mes grands couteaux de cuisine en guise de stylo, et je sabre, je tranche, je décapite, parfois, plus rarement, j'ajoute. J'écoute aussi les suggestions de Jean-Luc, toujours intelligentes, exigeantes, et je recommence. Peu à peu le livre grandit, non en nombre de pages (car en général ce nombre diminue...), mais en valeur. Un ouvrage culte pour moi, en tant qu'écrivain, est la correspondance de Van Gogh avec son frère Théo, un des plus beau livre que je connaisse ; Van Gogh n'est jamais satisfait, il vit dans l'obsession de se perfectionner, encore et toujours. Il travaille comme un fou. C'est une vraie leçon de morale pour qui se mêle d'écrire ou de peindre.

J'écris au stylo Bic noir, sur des feuilles A4 divisées en deux dans le sens de la largeur. Une fois écrite, je recopie la page sur une vraie A4, où elle subit des modifications. Ensuite vient l'heure du tapuscrit sur ordinateur, mais pas avant. Ne me demandez pas pourquoi un tel cérémonial, je n'en sais fichtre rien ; j'ai tenté à plusieurs reprises, vu la sottise de cette manie, d'écrire sur du A4 grandeur nature, ou directement sur l'ordinateur : un désastre. En période d'écriture, je travaille entre 5h30 et 7h30 du matin, environ. Deux heures me suffisent. Cette vieille branche de Jean Dutourd a dit récemment que "l'inspiration, c'est d'être tout le temps à la même heure au même endroit ", et c'est très vrai.

Je ne sais pas si j'ai un style en propre. Je cherche l'exactitude, l'élégance (le beau geste on dirait en lutte), et le nerf. On pourrait dire les choses autrement, je cherche l'élégance dans l'exactitude, et la force de frappe quand j'y parviens. Mes maîtres sont Molière, Voltaire, Pascal, Rabelais, le duc de Saint Simon, Maupassant, Baudelaire, Edgar Poe, Huysmans, Lorrain, mais aussi Proust, Colette, Genet, Cioran, Wittkop (à propos son roman, Les Rajah Blancs vont ressortir chez Verticales en mai, suis FOU de joie)... La littérature quoi ! Mais la liste des auteurs bien vivants ne cesse d'augmenter dans mon cœur ; j'ai des admirations monstrueuses... Contrairement à mes personnages, je ne perds pas mon temps à détester...

Donc, c'est une sacrée bagarre entre ce qui me sort du stylo, et ce que je pense être une vraie phrase. Quand un paragraphe est ok, il me donne toujours l'impression d'être gravé, je veux dire physiquement gravé.

Outre ce critère, il y en a un autre, que vous avez vous-même évoqué, c'est la relecture à voix haute. Il faut que la phrase passe par ce tamis, la voix haute, pour demeurer sur ma feuille A4... et plus encore sur mon tapuscrit. Contrairement à Céline, qui privilégiait l'argot et le vulgaire syntaxique de la langue parlée, je recherche une sorte de parler élégant, intemporel, qui piocherait dans toutes les langues du passé, même celle du Moyen Age (parfaite pour dire les grandes joies sexuelles, sans tomber dans le glauque, ou le lyrisme merdique, par exemple...), en même temps que celle d'aujourd'hui. Je pioche non par hasard, mais par nécessité. Par exemple, le subjonctif imparfait, merveilleux temps, méprisé par nombre d'auteurs actuels, mais redécouvert par d'autres. Si je l'emploie, c'est parce que ce mode, en apparence démodé, distille déjà lui-même du Fantastique, puisqu'il exprime (et dans le passé en plus...) le doute, l'incertitude, la volonté, le désir, le rêve... Bref : tout ce qui ne relève pas du plancher des vaches, tout ce qui ne se soumet pas à l'ordre établi du monde comme il est. Ce mode subrogatoire ouvre un espace-temps non réel donc, et qui peut, si l'on n'y prend garde, submerger la réalité. En fait ce subjonctif est une vraie dimension de notre humanité. Je pourrais écrire un article rien que sur lui.

Voyez, je suis plus bavard que vous, cher Cimmérien !


Il est temps maintenant de rentrer véritablement dans votre œuvre. Le premier roman que j'ai lu de vous est "Carmélia". Un roman, une voix de femme qui n'en est pas une, une étrange consonance qui rapproche de Carmilla. Est-il faux de dire que "Carmélia" est un roman sur la solitude, la folie, l'abandon ? Quelque temps est déjà passé depuis ma lecture de ce roman, mais je revois encore ce jeune homme, cet appartement, j'ai encore pour ma part des images de la solitude...

Et puis il doit bien y avoir un lien entre Carmilla femme fatale/vampire et Carmélia, non ? Je retrouve un peu pour ma part une idée du vampire dans votre roman...

  Carmélia est effectivement un roman sur la solitude, et la fatigue de vivre. Quand la vie vous agresse, quand il n'est plus temps de se battre, mais d'abandonner la partie, quand vous criez pouce parce que toutes ces contraintes du quotidien vous désobligent, quand peu à peu, vous vous repliez sur vous, quand tous vos drapeaux d'enfance sont en berne, quand vous ne cherchez plus le contact avec les autres à force de déceptions, de hontes, d'indifférences, de mépris subis, alors vous entendrez une voix puissante et maléfique, vipérine au possible, cette voix sera votre Carmélia. Vous l'avez peut-être déjà entendue ; une fois ou deux, subrepticement, ou non. Elle vous prêtera main forte pour détester le monde, elle vous aidera à le réduire à un boom-boom lointain, disgracieux, malodorant, à un fâcheux de la pire espèce. Elle vous condamnera, pendant quelques temps, à une existence bizarre, hors du monde, une sorte d'odieuse macération, juste avant que vous n'envisagiez enfin le pire, je veux parler des moyens concrets d'en finir une bonne fois pour toutes.

Comme je me suis mis à la place du démon, je me devais surtout de ne pas tomber dans la tristesse. Je le rappelle, Carmélia est une vieille mansarde, qui est la continuation du locataire par d'autres moyens. Par Carmélia, je prête voix à la dépression elle-même, pleine d'humour, et d'entrain, dès qu'il s'agit de faire souffrir tout individu vivant sous son autorité. Quoi de plus indiqué, pour mettre en scène un repli sur soi, que de faire vivre une chambre, ou une mansarde, dont les murs deviennent alors parois du miroir fatal. A ce moment-là le fantastique devient une nécessité, sans quoi plus aucune distance n'est possible. L'élégance, dans le style, inclut bien évidemment la distance, et l'humour, s'il est possible. Pour Carmélia, les états dépressifs de ses locataires, c'est beau comme un coucher de soleil. C'est son romantisme à elle. Voir tomber sa victime la revigore. En fait, elle vampirise son habitant, elle lui pompe sa gaieté, et lui suce ses sourires ; elle boit sans discontinuer toute sa joie de vivre, jusqu'à la dernière goutte.

D'où, oui, un nom qui rappelle celui de la première femme vampire de la littérature, Carmilla. Carmilla fut le nom de travail, au cours de l'écriture du livre. Je savais qu'il me fallait en trouver un autre. Par défaut de prononciation, Jean-Luc Catanzano disait Carmélia, au lieu de Carmilla. Par chance, Carmélia était juste parfait, car alors je lisais beaucoup Aurélia, de Nerval. Carmélia est peut-être l'enfant de ces deux œuvres, Carmilla, de Joseph Sheridan Le Fanu, et Aurélia, de Nerval.


Dans "Carmélia" vous faisiez parler un appartement. Dans l'ensemble de votre œuvre on retrouve ces prosopopées fantastiques. Par exemple dans le recueil "Petits Contes macabres" il y a une tombe qui parle, un crâne aussi. D'où vous vient ce goût pour les "choses" qui parlent ? De même que dans l'ensemble de votre œuvre la mort est souvent à l'œuvre... N'est ce pas là une façon d'exorciser ce temps qui passe et qui nous conduit tous vers le même destin ?


Sans doute suis-je un fabuliste qui s'ignore. Car ce goût pour les choses qui parlent procède du principe de la fable. En même temps, c'est presque un style de narration en soi, déjà à l'œuvre chez Baudelaire (il fait parler une pipe dans ses Fleurs du Mal), ou Dante (la porte de l'Enfer par exemple parle aussi). Pour ma part, c'est en lisant Cioran que m'est venue l'idée de donner voix à la mansarde. Dans son Précis de décomposition mon Roumain préféré fait parler successivement un clou, un couteau, une fenêtre, et une corde... ces charmantes choses haranguent un suicidaire, cela va sans dire... C'est une page terrible, car si vraie. Et pourtant, on entre de plein pied dans l'art fabulaire. C'est peut-être ça une fable réussie : quand il n'y a pas d'autre moyen pour dire la vérité.

La mort... le bizarre est qu'avant d'écrire ce n'était pas du tout ma tasse de thé... mais en écrivant, c'est ce qui est venu. J'avais cette obsession-là, qui n'est qu'une haute idée de ce qu'on se fait de la vie en somme. Sans nos Vanités, car je considère mes histoires telles des Vanités, vous savez ces tableaux remplis de crânes et d'ossements divers, squelettes entiers ou pas, toutes ces œuvres peintes mais noircis par le blanc captieux des os, peut-être que nous goûterions moins à la vie, ou qu'elle aurait une sapidité merdique. En tous cas, certaines personnes comme moi ont besoin de cette ambiance-là pour embrasser la vie, et n'en perdre aucune goutte. Si j'ai de l'humour il vient de là, d'où sa noirceur.

Mais j'aime aussi le comique proprement dit : Molière, De Funès, Rabelais, Charlie Chaplin... sans parler de certains comiques d'aujourd'hui, qui se répandent en sketchs ; j'aurais adoré avoir ce talent-là... d'ailleurs je n'abandonne pas l'idée d'écrire un roman-comédie, composer pour provoquer, d'abord et avant tout, le rire du lecteur... ce que j'ai un peu voulu faire avec L'Echafaud ou L'Excentrique Monsieur Céraste. Amélie Nothomb y réussit franchement dans certains romans, comme Stupeur et Tremblements. Et je lui tire mon chapeau sans façon. Quand je pense à cette absurde coquetterie des comiques à vouloir du drame, à se croire inférieurs à la gente du mélo et des larmes, c'est vraiment le monde à l'envers ! Le rire est la plus belle chose produite par l'humanité, il nous octroie une revanche tonique sur les catastrophes, les malheurs et la mort (qui dit mieux ???) ; d'où mon amour pour l'engeance humaine, malgré tout... et mon désamour pour la religion, petite chose sans envergure, coupable à mes yeux d'avoir satanisé le rire ; c'est une faute de goût, et une connerie himalayesque car c'est être à côté de la plaque que de mépriser le rire.


Alors il y a les romans, "Carmélia", " La laiteuse et son chat", "L'échafaud ou l'excentrique Monsieur Céraste" puis il y a aussi un recueil de nouvelles donc, les fameux "Petits contes macabres". Alors pourquoi des nouvelles au milieu de votre production romanesque ? Qu'est-ce qui pour vous en tant qu'auteur différencie les deux formes ? Et qu'est-ce qui vous a poussé à écrire des nouvelles ?

 

Quand j'ai l'idée d'une histoire, ou plutôt d'un personnage, je ne sais pas à l'avance ce que ça va devenir, roman, ou nouvelle, ou novella. Par exemple, Monsieur Carpetto, au départ, était le début d'un roman...avec pour titre de travail la chute de la nouvelle... Je vais peut-être l'écrire un jour ce roman... Si on regarde de près mes publications, ce que je fais de mieux, peut-être, ce sont les novellas... L'Echafaud est si bref, tout comme La Laiteuse et son chat, qu'ils peuvent être considérés, à juste titre, comme des novellas. Dans Petits Contes Macabres, Le Bal des Obsolètes, et les Têtes sont des novellas aussi... bref, mes histoires se situent souvent entre le roman et la nouvelle. En BD on parvient à raconter une très belle histoire, toute une aventure en 54 pages. C'est exemplaire sur bien des points. Cela m'oblige à faire court, à privilégier une tactique de vitesse, à débusquer la formule qui va vraiment saisir sur le vif mon personnage, et les situations. Et puis pensons au Horla, à Candide, à La Ballade du café triste... Maintenant j'adorerais écrire un bon gros roman bien adipeux... Je ne m'interdis rien. Mais j'ai plutôt l'idée d'un roman en forme d'une suite de nouvelles...à propos d'un ange bien particulier...


Restons encore un peu sur votre recueil de nouvelles si vous le voulez bien. Il y a cette écrit, que je n'ose pas appeler nouvelle, qui donne donc son titre au recueil, et qui sont des phrases comme tirées de faits divers, des anecdotes macabres, parfois drôles, cyniques, des sortes de Haïkus du quotidien... Je trouve cela terriblement original mais sont-ce de vrais faits divers que vous avez remis en forme ? Comment écrit-on ce genre de " choses" ? Parce que c'est véritablement hors norme, même si je crois qu'il y avait un journaliste qui avait déjà fait ça au XIXème, et vraiment original ! Comment vous est venue l'idée et comment le définiriez-vous ?


Très bien vu que de parler de "Haïkus du quotidien"... J'avais lu un recueil de Félix Fénéon, Nouvelles en trois lignes. Ces histoires ne possèdent effectivement que 3 lignes, c'était la contrainte à laquelle devait se tenir l'auteur pour être publiés dans un quotidien d'alors. Autre contrainte, elles étaient toutes construites à partir d'un fait divers absolument authentique. J'ai voulu faire de même, mais sans l'obligation des seules trois lignes ; une longueur supplémentaire m'a permis, dans bien des cas, d'éviter une trop grande sècheresse, et de proposer une sorte de vision poétique du sordide. Je dis "poétique", car certains de ces petits contes macabres sont millimétrés à la syllabe près, notamment lors des incises. Je voulais aussi respecter le génie de chaque histoire, à chacune sa longueur donc. Au vrai j'ai plutôt obéit à l'esthétique d'un Max Aub, qui avec ses Crimes exemplaires (disponible chez Phébus libretto) propose ni plus ni moins qu'un livre culte. Quant à mes contes, ils sont presque tous tirés de faits réels, piochés dans Midi-Libre, Libération, Le Figaro, ou Le Monde. C'est une véritable hygiène que de les composer. C'est très difficile. Ce sont des contes en forme de coupe-gorge... La moindre fausse note dans un mot, une virgule, et le conte est raté, à moins qu'il ne s'enfuie dans la fadeur. Mais je ne désespère pas en écrire tout un recueil. Ce serait mon rêve. J'ai toute une collection de papiers découpés dans les journaux, tous plus horribles les uns que les autres. Mais si vous vous mêlez de les lire en continu, un rire inextinguible vous tordra les abdos. L'horreur, quand elle s'accumule de la sorte, devient terriblement drôle, car soit vous riez, soit vous devenez fou ; le sordide a des pouvoirs comiques insoupçonnés, et je compte bien explorer encore la chose...


On commence maintenant à comprendre un petit peu mieux qui vous êtes et on comprend que vous êtes un touche à tout du mot, nouvelles, romans et même études sur Edgar Allan Poe. Mais surtout vous êtes quelqu'un qui osez ! Et c'est avec deux romans - dont un qui n'appartient pas du tout au genre du fantastique, mais qui n'est pas pour autant sans intérêt et c'est peut-être même d'ailleurs le plus intéressant - que vous osez le plus. Le cas de "l'excentrique Monsieur Céraste" est tout simplement énorme ! Vous sabrez le business du livre, certains auteurs, voire même des libraires et des éditeurs... Il fallait oser non ? Il y a du vécu peut-être ? Avez-vous eu des retours des gens du "milieu" ? Pas de menaces au moins !?


Céraste, quand on cherche dans le dico, est l'authentique nom d'une vipère à cornes. On la trouve en Asie, et en Afrique. Disons que, pour faire court, mon personnage porte bien son nom. Oui j'ai eu d'énormes retours sur ce livre, et d'abord un superbe article signée Léa Silhol... puis un article sans intérêt mais très bien placé dans le fameux magazine Lire, fondé par Bernard Pivot ; il paraît que le mois qui a suivi l'article, novembre 2003, toute l'équipe du magazine a été virée ! Mais je n'y suis, hélas, pour rien, c'est sans doute un concours de circonstances ; j'avoue ma grande déception à cet égard... c'eût été génial d'être à la source d'une telle hécatombe journalistique, non ?? J'en rêve encore... Pour ce qui est de mon audace, en fait, je suis très loin du compte... ce qui est fou, puisqu'en écrivant avec une joie monstrueuse ce brûlot, je croyais franchement en mettre des tonnes dans la caricature, théâtraliser jusqu'au grotesque le moindre trait du personnage, et livrer du milieu de l'édition une sorte d'aventure digne d'une BD (avec tout le respect que comporte dans mon esprit cette comparaison)... Or à l'époque, je ne connaissais ce milieu que par les journaux, et par ce que je pouvais deviner en lisant entre les lignes, et puis aussi mon imagination... Sachez, cher Cimmérien, maintenant que je suis entré plus avant dans ce monde joyeux d'hystériques et de Harpies, que la réalité est bien pire, bien plus drôle et plus démente que ce que j'ai pondu avec mon Céraste... D'où mon désir de le réécrire un jour, ou de lui inventer d'autres aventures, encore plus enragées. Vous voulez un exemple de ce que j'ai vécu ? C'était à Avignon, en 2007. Je viens présenter à une libraire la maison d'Edition, ainsi que trois titres, pour un dépôt éventuel dans cette vache sacrée que constitue toute librairie indépendante. Je présentais Carmélia, le mien donc, La Mandragore de Lorrain, et La Merveille des petits livres de Jean Florensac. Comme le nom est Le Chat Rouge, et que Carmélia est en jaquette rouge, j'avais dû évoquer plus d'une fois cette couleur démoniaque. Et pendant que je m'escrimais à décortiquer la teneur des bouquins, la ligne éditoriale, cette harpie de libraire me regarde, bien en face, me sourit calmement, d'un sourire tout cruel je vous le garantis, et me dit : "Ça ne pourra pas faire Monsieur". "Et pourquoi ?" Lui répliquai-je. "Ca ne pourra pas faire, parce que je n'aime pas le rouge". Voilà, parfois, à qui l'on a affaire. Mais rassurez-vous, j'ai des anecdotes tout aussi croustillantes sur les auteurs, les éditeurs, les journalistes, les lecteurs ( !) tout le monde y passe, y compris moi bien entendu ; je me réserve toujours une place de choix dans ce défilé de grotesques, pensez bien. Le monde est une pièce de Molière. Je ne doute plus de cela.


Alors "l'échafaud" sabre le milieu de l'édition en général, il fait grincer des dents et il fait peur aussi, peut-être même plus encore que vos histoires de fantômes, mais il est un autre livre qui est pour moi un brûlot mais aussi un chef-d'œuvre, c'est celui publié récemment par Le Calepin Jaune éditions : "La laiteuse et son chat" ! L'ouvrage nous dépeint une sorte de Tatie Danielle, raciste, aigrie et du coup le roman est quelque peu engagé contre ce genre d'absurdité. On peut parler d'un roman engagé quelque part, non ?

L'autre chose qui marque dans le roman, c'est le personnage que vous avez réussi à créer. Clairement, c'est une bonne femme abominable mais il y a quelque chose qui attire la pitié, voire qui pourrait la rendre presque "attachante" (je souligne le entre guillemet !!). Comment crée-t-on ce genre de personnage ? Comment avez-vous réussi à éviter la caricature ? Et qu'est-ce qui motive un auteur à créer ce genre de personnage ?


  Enfin quelqu'un qui me comprend ! Je dois dire que j'ai lu tous vos articles à mon propos, et votre enthousiasme autant que votre justesse critique me sont allés droit au cœur, et même au ventre. Il y a quelque chose dans votre style d'extrêmement communicatif. Oui, ma Laiteuse est une sorte de "roman engagé quelque part" ! Je hais les purs, ou ceux qui se prévalent d'une quelconque pureté. La pureté c'est l'avant-poste de la connerie, puisque par essence la vie est impure, et que pour que vie advienne il faut rencontre, mélange, explosion, affrontement, n'importe quoi sauf pureté. Rien n'est plus pur que la Mort, bien évidemment... D'où mon mépris pour les religions monothéistes qui vous parlent amoureusement de la mort, au dépens de notre vie ici et maintenant. Mais attention, je ne dis cela que par contrecoup. Je n'ai aucune idée préconçue, je ne veux jamais me la jouer moralisateur. C'est très dangereux en littérature. Pour la Laiteuse, et les autres hurluberlus de mon zoo littéraire, je n'avais au départ qu'une vague idée, juste un croquis de personnage, une vignette mais qui m'obsédait. J'avais cette obsession de la couleur blanche. Et cette vieille acariâtre. Le chat, les chats devrais-je rectifier, sont venus après, et le vampire en dernier. D'ailleurs les pages en gras caractères noirs, lesquelles suivent intimement le vampire dans ses frasques les plus révoltantes, ont été rédigées après une première version du manuscrit. En fait, je n'invente pas d'histoire, ce sont mes personnages qui les créent. L'histoire découle directement de ma capacité à les faire vivre. Je n'ai presque jamais d'idée d'histoire au départ. Je n'ai qu'un personnage, avec sa lubie, son travers, parfois son décor, comme dans Les Têtes où j'avais ce garçon bizarre debout sur un crâne énorme. Mon défi d'écrivain consiste à faire vivre ce personnage, même si, très souvent, je le trouve sans intérêt, ou excessif, trop loufoque. S'il devient vivant au bout de quelques pages, alors je le traque à fond, et ça devient une histoire, parfois un livre. Maintenant, comment me viennent ces idées de personnages, je n'en sais fichtre rien, ils sont là... Comme je ne suis pas sûr de me connaître par cœur, ça aide. En ce qui concerne la caricature, je l'évite mais sans le vouloir au départ. Je n'ai pas de véritable stratégie à part en rajouter, paradoxalement, dans la caricature. Et j'en fais tellement, je massacre si bien mon propre personnage, qu'il devient "attachant" comme vous dites, voire " pitoyable" au sens qu'il attire indulgence et pitié.


Notre entretien touche presque à sa fin et ce malgré que nous n'ayons sans doute pas pu aborder toutes les facettes de votre œuvre. Alors en lisant votre œuvre on retrouve beaucoup l'ombre de certains auteurs, Wittkop, Poe, Cioran, donc une vision très noire, très sombre de la vie. Alors j'ai envie de poser la question qui fâche : jusqu'à quel point êtes-vous en accord avec ce que vous écrivez ? Car j'ai l'impression qu'il n'y a pas grand-chose qui a vos faveurs ! La mort est toujours triomphante, l'humanité est souvent pourrie, la folie est souvent là... Tout est donc si foutu ?


Molière est très noir aussi, savez-vous. Son Harpagon est terrible... Et Voltaire ne craint personne question "darkness"... Comme tout écrivain, je vis dans l'ombre de mes lectures chéries. La folie est une compagne de chaque jour. Et je défie quiconque se mêle d'écrire de ne pas vivre de la sorte. Mais cette noirceur de mes écrits dévoile une morale à rebours, que le lecteur peut deviner. Je n'oblige pas du tout le lecteur à emprunter ce chemin, il est libre, c'est pourquoi je n'insiste pas. Je laisse le texte opérer, ou non. Par exemple, Carmélia, tout comme La Laiteuse, une fois le livre refermé, suggère de sortir de soi, rencontrer les autres, embrasser la vie, faire face au soleil, bref tout le contraire, donc, de ces personnages mortifères parce que repliés sur eux-mêmes. Mais je ne saurais, sans faute de goût, introduire dans l'histoire même un didactisme moral. Si la mort triomphe encore (plus pour très longtemps je pense...), si l'humanité est souvent pourrie, et que la folie se vit au quotidien, cela ne m'empêche nullement d'apprécier la vie, voire de l'aimer plus encore au vue de ces constats. Que serait une vie sans folie, sans pourriture, sans cadavre ? Et bien ce serait rien, une bonne grosse merde inutile et sans histoire. Là, et là seulement, ce serait le vrai triomphe de la mort. L'humanité est passionnante parce qu'elle est pourrie... il n'y a vie, d'ailleurs, que si la pourriture est possible. C'est ma blette attitude... lol !


Alors voilà, notre entretien est maintenant terminé. Je me permets de vous redire toute mon admiration et à nos lecteurs je dirais foncez sur la littérature de Gerald Duchemin, c'est une véritable œuvre d'art, un sens du mot et des personnages tout à fait époustouflant !

A-t-on une chance de vous relire bientôt ? Et aux lecteurs qui ne vous connaissent pas encore par lequel de vos livres leur conseillerez-vous de commencer ?

En tout cas je vous remercie grandement et si vous avez quelque chose à rajouter en conclusion, n'hésitez pas !!


D'abord un grand merci pour votre enthousiasme... c'est une violence splendide que de se savoir lu ainsi. Je pense que quelque chose devrait être publié au Chat Rouge l'an prochain. Mais je ne suis sûr de rien, car je n'en suis qu'à la deuxième version du tapuscrit. Et mon éditeur n'a pas encore lu le monstre... Je vis actuellement avec 10-12 idées de personnages. Ça se bagarre bien, et c'est de bon augure pour des publications régulières. Quel livre conseiller ? Aucune idée ! Le dernier, peut-être, Petits Contes macabres, vu que La Laiteuse et son chat n'est plus disponible. Ou bien Carmélia. Ou bien l'Echafaud...

Conclusion ? Vivez libres, et vive la littérature ! Merci encore.