Emile Delcroix et l'ombre sur Paris

 

 

Editeur : Edition Céléphaïs

Auteur : Jacques Fuentealba

Date de sortie : Septembre 2013

Nombre de pages : 328

 

 

 

Prologue


Mai 1862.

 

Roland Delcroix ne vit pas le premier coup venir.

Pourtant, se sentant épié, il s'était retourné plusieurs fois sur son chemin. Dès qu'il était sorti de l'Académie des Beaux-Arsestranges, après une interminable retenue d'un de ses professeurs, le jeune homme avait eu l'impression que des yeux inquisiteurs s'étaient posés sur lui et ne le lâchaient plus, alors qu'il s'enfonçait dans le dédale du Quartier Latin. Presque désertes, les rues de Paris étaient mal éclairées.

Il s'était arrêté et s'était retourné en une occasion, en entendant comme un froissement râpeux. En réaction à ce bruit, sa Muse s'était mise à tournoyer autour de sa tête et avait pris de la hauteur pour examiner les environs. C'était un petit pégase à la robe argentée, de la taille d'un poing.

Mais ni elle ni lui n'avaient rien vu. Pas un chat. Pour seul mouvement, le tremblotement de la flamme du réverbère le plus proche.

Cela l'avait poussé à accélérer le pas, la Muse aux aguets dans son sillage.

"Attention !" avait soudain crié la créature ailée, incarnation de son Inspiration d'Artiste, tandis que Roland rasait les murs d'une ruelle aux façades aveugles.

Un poing énorme et dur comme la pierre l'avait cueilli à l'improviste, broyant ses chairs et les entaillant de ses aspérités tranchantes.

Après avoir été projeté plusieurs mètres en arrière, il s'était effondré sur le pavé glacé, une douleur atroce irradiant depuis ses côtes dans tout son corps.

C'est alors seulement que son agresseur lui apparut.

Le poing qui l'avait frappé avait surgi du mur. Le bras, puis le reste du corps suivirent. Une forme monstrueuse le surplombait de toute sa hauteur depuis la pénombre. L'instant d'auparavant, elle se confondait avec les briques. Maintenant, il l'entrevoyait à travers le rideau de ses larmes.

Roland essaya de respirer. Il produisit un bruit de soufflet troué. Une vague de souffrance balaya son corps. Il plaqua sa paume tremblante contre le sol, en une tentative désespérée de se relever.

La créature s'approcha de lui à grands pas et ce fut comme si les ténèbres s'abattaient d'un coup sur le jeune homme. Une nuit étrange, faite de petits éclats chatoyants.

Comme des joyaux, divagua son esprit enfiévré.

Sa Muse s'interposa en voletant devant le colosse. D'un geste incroyablement rapide pour sa corpulence, le monstre attrapa le petit pégase et le broya entre ses doigts, dans un bris d'os écoeurant.

Roland écarquilla les yeux devant le spectacle du sang qui s'écoulait de la main de son agresseur. Les Muses n'étaient pas immortelles ?

Des pensées funestes tournoyaient dans son esprit, il se sentait déjà partir, quitter cette vie avec soulagement presque, tant sa souffrance était grande.

Mais l'instinct de survie agit comme une douche froide sur son être. Il percevait toujours la douleur, et cette confusion qui avait envahi son esprit, cependant une part de lui, qui s'accrochait à cette Terre, refusait de capituler et le fit se redresser sur son séant.

Ses doigts tremblants trouvèrent le chemin de la poche intérieure de sa veste.

Le tueur de Muse s'avança lentement sous la lueur du réverbère, comme s'il attendait de plus amples instructions. Il rutilait sous la lumière diffuse, constitué de la tête aux pieds de blocs de jade et d'obsidienne enchâssés les uns dans les autres. Un golem… mais différent de tous ceux qu'il avait vus jusqu'à aujourd'hui.

Roland retira la plume de Phénix d'Équateur de sa poche. En tant normal, elle distillait une douce chaleur dans sa paume. Jadis, elle semblait presque vivante, alors qu'il traçait des lignes et des courbes sur des feuilles de papier, guidé par son Inspiration.

Mais cette dernière l'avait déserté, avec la mort de sa Muse. Il l'éprouvait au plus profond de sa chair, par-dessus la souffrance et l'agonie, comme une évidence.

La forme monstrueuse s'approcha encore, bouchant la lumière du réverbère en se penchant sur lui.

Une ombre, une grande ombre va recouvrir Paris, se mit à délirer Roland. Dans sa main, les barbes soyeuses se rappelèrent à lui. L'ironie lui fit grimacer un sourire. Avoir une plume de cet oiseau mythique ne garantissait nullement l'immortalité pour son possesseur !

À deux pas de lui, à peine, le colosse se figea, aussi immobile que les murs froids et silencieux autour. Ses yeux de pierre se contentaient d'observer la mort inéluctable de l'Artiste, en renvoyant un éclat luisant.

La vue de Roland Delcroix se troubla, ses pensées se dispersèrent. Puis l'espoir, la survie revinrent s'accrocher à sa chair moribonde.

La plume… Là, dans sa paume.

Il devait essayer, même si tous disaient que c'était voué à l'échec.

Sans Muse, pas d'Inspiration, et sans Inspiration, pas d'Arsestrange possible.

Il approcha l'instrument tremblant des estafilades qui écorchait sa peau, utilisant le sang qui ruisselait sur son torse en guise d'encre.

Il ne devait pas réfléchir. Juste agir. Oublier la douleur qui carillonnait dans son crâne et rendait ses muscles gauches et affreusement lents. Il allait tracer un cercle autour de lui, qui interdirait à ce maudit golem de l'approcher.

La plume crissa sur le pavé. Cinq, dix centimètres. Il sentit un léger frémissement agiter l'instrument, rien de plus. Un léger, désespérant frémissement.

L'Inspiration s'était enfuie, le laissant seul face au monstre, avec son sang, ses pensées s'écoulant dans le caniveau.

"À l'aide", croassa-t-il, alors qu'il voulait hurler.

L'image de Luzarch, son premier professeur en Arsestranges tournoya dans sa tête. Il aurait aimé lui parler, lui faire part de ses découvertes récentes. La cité... La cité ! Puis il revit une dernière fois ses parents, son cousin Émile, ses amis de province et de l'Académie. Ils le regardaient, muets,comme s'ils attendaient quelque chose de lui.

Le golem était sur lui maintenant. Il avait enjambé le trait écarlate sans même ralentir.

Son poing se leva pour le coup de grâce. S'abattit. Encore et encore.

Le froid s'empara de Roland. Une vague de blancheur

cristalline l'emporta.

 

 

Chapitre Un :

La Première à l'Odéon

 

 

Le Tout-Paris était réuni sous le dôme rutilant de l'Odéon.

Les différentes classes sociales de la capitale se côtoyaient ou s'évitaient. Titis, gavroches, cosettes et grisettes, vendeurs de journaux éreintés, conscrits en permission à la solde maigre comme une peau de chagrin emplissaient la fosse. On y trouvait aussi des étudiants bravaches et surexcités ainsi que des cheminots couverts de suie. Mille activités occupaient ce groupe hétéroclite et bruyant. Ils fumaient, buvaient, se chamaillaient ou jouaient aux cartes ou aux dés.

Ensuite venaient les gens du monde. Ils ne frayaient pas avec la plèbe, mais attendaient patiemment le début de la représentation. Bien mis et polis, en famille, drapés dans une même dignité et par un même tailleur, c'étaient de riches paysans des campagnes ou des bourgeois de petites villes de province, venus voir la Capitale. Tous avaient en horreur le tumulte de la populace qui s'agitait devant eux.

Les convenances les vissaient à leurs accoudoirs, et souvent, ils réprimandaient leurs enfants dès lors qu'ils remuaient trop. Il ne fallait pas qu'on les assimile à ces gens-là.

Des automates passaient dans les rangs avec des friandises et des rafraîchissements. Leurs cuirasses rutilantes étaient frappées du blason de la Comédie Française – une ruche foisonnante d'activité, accompagnée de la devise Simul et singulis.

Enfin, derrière et dans l'ombre, comme des prédateurs de l'assistance qui emplissait la fosse et les fauteuils, se tenaient perchés dans leurs loges les grands seigneurs et les puissants bourgeois. Ils faisaient la vie de Paris et défaisaient celle des hommes.

Émile, pratiquant des Arsestranges de tout juste seize ans, fraîchement monté de sa province depuis le début de son année scolaire, n'était pas à l'aise parmi ces oiseaux de proie. Sa place – il le savait bien – était au milieu des étudiants qui chahutaient et jouaient au jeu de paume avec le béret d'un de leurs malheureux camarades, mais sa chère Floriane lui avait dégotté une loge inoccupée de premier choix. Comme souvent lorsqu'il sentait la nervosité le gagner, Émile fit tourner entre ses doigts une craie sortie d'une poche intérieure de sa veste.

Un de ces rapaces en particulier lui faisait littéralement froid dans le dos. Il se tenait debout contre le balcon de la loge voisine, à quelques mètres de lui. Un homme grand et sec, d'un certain âge, nippé d'une informe tenue grise, et dont la peau d'une pâleur grisâtre semblait fine comme du papier bible. Ses cheveux blancs tombaient, raides, de chaque côté son visage. Quelque chose en lui dégageait une impression de mystère et de mélancolie. Figé, il évoquait irrésistiblement à Émile la figure infernale du Commandeur. Un frisson glacial descendit le long de son échine et le tétanisa pendant plusieurs secondes.

Se ressaisissant finalement, le jeune homme secoua sa tête aux boucles châtain et tâcha de ne plus faire cas de cet étrange bonhomme... Il lui vint une idée qui accapara toute son attention et l'aida à oublier ce sinistre individu.

Il rangea sa craie et fouilla dans ses poches, pour en extraire du rouge de cochenille d'Espagne et son carnet de croquis, qu'il posa sur un petit guéridon à côté de son fauteuil. Il allait attendre sagement que la représentation commence et, inspiré par la vision de son amie, il dessinerait un modeste cadeau pour elle.

La scène était cachée par un rideau de velours bordeaux, aussi reporta-t-il son attention sur les loges. Son oeil de Peintre aimait à s'attarder sur ces petits espaces privatifs emplis de la personnalité de leurs propriétaires.

Il ne pouvait que remarquer le balcon du Duc de Fer, orné avec faste, tout en sculptures dorées et moulures en bronze, aux délicates tentures venues d'Orient, débauches d'ocre et de turquoise profonds. Et le duc lui-même, pièce maîtresse de ce tableau, qui ne quittait jamais en public son armure étincelante de mille feux.

Le regard du jeune pratiquant des Arsestranges passa ensuite à la loge voisine de celle du Duc de Fer, qui appartenait à l'Ambassadeur d'Angleterre, Lord Redcairn. Elle présentait d'infinies variations sur le thème du rouge. Fauteuils écarlates, voilures et rideaux carmin, murs vermeils.

Le blason de la famille Redcairn – dragon enserrant un coeur dans sa griffe – pendait avec ostentation depuis le balcon, sinistre étendard guerrier. Des tremblements légers mais constants agitaient le tissu et animaient le monstre belliqueux.

Un effet Artistique intéressant, dut reconnaître Émile.

L'ambassadeur en personne se tenait là avec son fils, Byron Fierce Redcairn, tous deux visibles de très loin avec leurs cheveux d'un roux flamboyant.

Le coeur d'Émile manqua un ou deux battements, assailli par des sentiments mêlés. La colère et une jalousie pernicieuse, qui ne disait pas son nom, mettaient sa poitrine en feu. La violence de sa réaction l'étonna presque.

Son rival ne se privait pas de lui faire sentir sa propre animosité, à la moindre occasion.

Leurs yeux se croisèrent et Émile reçut de plein fouet sa morgue méprisante.

Dès le premier jour de cette rentrée à l'Académie des Beaux-Arsestranges, lorsque leurs regards s'étaient accrochés, le Français avait deviné tout ce qui les séparait de façon irrémédiable et tout ce qui pouvait leur être commun et les amènerait fatalement à s'opposer l'un l'autre.

Émile se savait doué. Il avait d'ailleurs des années d'avance et le ministère des Arsestranges lui avait accordé une bourse exceptionnelle, mais Byron laissait s'exprimer en classe un talent qui confinait au génie. En plus de cela, l'Anglais cherchait dès que possible à humilier ou à embarrasser Émile.

Un jour, son illustration en cours, qu'il devait rendre à la fin de l'heure, prit mystérieusement feu alors qu'il avait le dos tourné. Une autre fois, profitant d'un autre moment d'inattention, on lui avait volé son carton à dessins. Il ne pouvait pas toujours prouver que Byron était effectivement à l'origine de ces tracas, mais il était persuadé que c'était bien le cas.

Et lorsque, dans cet amphithéâtre de la Sorbonne, lors de leur premier cours de Mort, leurs yeux étaient tombés au même moment sur l'angélique visage de Floriane, il sut qu'il avait scellé avec Byron un pacte d'agression.

Le jeune noble anglais cessa de le fixer et se pencha vers son père pour lui glisser quelques mots. Ils partirent tous deux d'un rire discret et guindé. Émile était sûr que son rival plaisantait à ses dépens.

Les lumières décrurent. Trois coups rapides retentirent, suivis de trois coups plus lents. Nombre de spectateurs enfilèrent leurs lunécouteurs. Le mélange d'éther et de plasma qu'elles contenaient luisait dans la pénombre. Les lunécouteurs proposées aux spectateurs à l'entrée permettaient à leurs porteurs d'apprécier pleinement la pièce de Théâtre.

Les effets de cet Arsestrange étaient décuplés, au point que l'univers présenté interférerait avec leur vie pendant plusieurs jours. Émile, pour sa part, avait décliné l'offre : il était déjà d'une grande sensibilité artistique et préférait assister à la pièce sans artifice. Il ne comptait pas rester immergé dans ce drame après avoir quitté son fauteuil. Pour l'avoir fait avec d'autres représentations, il savait que l'expérience pouvait être vraiment déconcertante.

Il saisit le flacon de rouge de cochenille, son carnet de croquis et un pinceau, puis prit un peu de peinture avec son outil.

Le rideau se leva et la pièce commença.

Dès lors, le regard d'Émile fut absorbé par la scène, par la magie qui se dégageait des Acteurs, se répandait sur le parterre et venait éclabousser les balcons des loges. Il en oublia presque le dessin qu'il voulait commencer, dès que Floriane ferait son apparition. La réalité prenait des couleurs inédites et chatoyantes au fur et à mesure que les Comédiens peignaient une autre ville, une autre époque.

Florence au temps de Charles-Quint, riche et décadente.

Sa douce amie Floriane apparut bientôt. Elle brûlait les planches par sa présence. Le premier rôle lui allait à merveille. Splendide dans ce rôle de jeune homme torturé et veule, elle tenait l'auditoire dans le creux de sa main. Chaque spectateur ressentait les sentiments qu'elle jouait, tous voyaient le décor qu'elle faisait revivre en parlant avec la voix des morts. C'était la voix d'un Auteur décédé depuis moins d'une dizaine d'années, mais évoquant un temps révolu, c'était le choeur d'anciens habitants de la cité italienne, réels ou idéalisés…

La gorge nouée par la magnificence de cette Florence recréée, Émile se mit néanmoins à travailler sur son carnet de croquis, avec un réel entrain. Le contact d'OEuvres puissantes sur des supports que lui-même ne maîtrisait pas était un coup de fouet pour son inspiration.

Par touches rapides et successives, il obtint une première ébauche de ce qu'il cherchait à créer. Il fouilla ses poches intérieures et prit quelques pigments pour ajouter de nouvelles teintes.

Il se focalisa sur sa tendre amie, essayant de l'isoler du reste de la troupe, de la détacher des planches pour se nourrir de l'essence de son Talent. Très vite, cependant, il se concentra non plus sur le personnage de Lorenzaccio, mais sur ce que lui Inspirait Floriane… Cette Floriane qui se dissimulait quelque part sous ce travestissement théâtral. Émile s'était en effet rendu compte que les sentiments qu'il souhaitait induire avec son dessin étaient en opposition avec la tragédie se déroulant sur scène.

Tant de passions, de colère et de doute, de vibrantes émotions passaient dans les yeux de Floriane, dans l'intonation de ses mots. Ses phrases s'arrêtaient à la recherche de son public, en quête d'un sens à donner à l'absurde et repartaient de plus belle, chargées d'une nouvelle conviction.

Émile éprouvait au plus profond de son coeur les atermoiements du jeune Lorenzaccio, aux prises avec lui-même.

Tuer pour retrouver sa pureté ?

Trahir pour servir sa patrie ?

Seuls les plus endurcis parmi l'assistance parvinrent à retenir leurs larmes quand la fin, tragique, mena le prince au tombeau.

C'est les yeux baignés de pleurs qu'Émile se leva pour applaudir à tout rompre, avec le reste des spectateurs.

En cet instant, le souvenir de son cousin lui vint à l'esprit, le prenant au dépourvu. Il se rendit compte qu'il aurait plus que tout souhaité l'avoir à ses côtés ce soir, lui qui aimait tant le Théâtre.

Roland avait été retrouvé assassiné, dans une sordide ruelle parisienne en pleine nuit, l'année dernière. Il n'irait plus jamais au théâtre, ne peindrait plus, ne discuterait plus pendant des heures, ni ne se chamaillerait avec Émile. Ils ne riraient plus ensemble à en pleurer, pour un rien, ni ne parcourraient bras dessus bras dessous les rues de leur village natal. Il était mort. Cette évidence cruelle, incontournable le laissa un moment abasourdi.

Émile s'appuya sur le coude du fauteuil et essuya ses larmes d'un geste mécanique. Autour de lui, les éclats de voix, les applaudissements et les hourras revêtirent un instant une résonnance irréelle.

Chaque rappel diffusait dans l'air des vestiges de ces formidables heures qui semblaient n'avoir duré que le temps d'un soupir.

Émile finit par s'arracher à sa stupeur ouatée. Floriane ! s'écria son coeur ému, en le replongeant dans l'instant présent. Il saisit l'OEuvre qu'il avait réalisée au cours de la représentation. Il tendit la feuille à hauteur de la rambarde de la loge et souffla dessus. L'illustration se détacha du papier et prit son envol. Dans un ravissant froufrou de plumes multicolores, l'oiseau qu'il avait dessiné traversa la distance le séparant de la scène et de Floriane. En se posant à ses pieds, l'oiseau devint une fleur qui ouvrit ses pétales en grand. L'Actrice saisit la fleur entre ses doigts, leva le regard vers Émile et lui adressa un grand sourire, accompagné d'un geste de la main. Puis son expression se figea, un voile passa devant ses yeux et elle se retourna brusquement, disparaissant derrière le rideau.

Un peu paniqué par ce changement d'attitude, Émile dévala les marches quatre à quatre, se précipita vers la loge de l'élue de son coeur. Une foule d'admirateurs en "immersion" l'avait devancé et se pressait devant la porte. Ils s'extasiaient, dans leur enthousiasme, en toscan du XVIème siècle.

À quelques pas, à l'écart de cette foule campait l'ambassadeur britannique, le monocle brillant et le sourcil arqué. Ses traits aigus, ses yeux miel et or affichaient un air plus hautain que jamais.

Le temps d'une seconde, il darda sur le jeune Artiste son regard et le détourna aussitôt, comme s'il l'avait jugé indigne de son attention.

Son fils s'était rapproché de la porte de la loge, avec le reste des spectateurs venus saluer la performance de Floriane. Mais nul n'était en mesure d'entrer dans la pièce. Un colossal golem barrait le seuil.

Byron trépignait, à la grande satisfaction d'Émile. Le Français s'éclipsa discrètement. Il connaissait assez bien le théâtre, pour avoir aidé à la réalisation des décors. Il existait un autre accès, réservé aux accessoiristes, monteurs et Acteurs.

Passé deux couloirs et une porte, il s'enfonça dans un dédale de décors aux couleurs chatoyantes. En fait de loge, le théâtre avait réservé à la troupe un coin de l'entrepôt servant à ranger les accessoires et les costumes. Émile passa devant une série de paravents éparpillés à gauche et à droite de ce coin. Chacun dissimulait un des Acteurs dei Lorenzacco.

La Béhue, qui faisait office de costumière et de maquilleuse, croisa Émile alors qu'il se dirigeait vers le paravent de Floriane.

"Holà, jeune homme ! marmonna-t-elle à voix basse. Tu sais que tu n'as rien à faire ici !

- Il faut absolument que je voie Floriane, lança le garçon, sans se laisser démonter. C'est urgent !

- Je m'doute bien que c'est Floriane que tu viens voir, mais le moment est très mal choisi. Juste après une représentation, les Acteurs sont à fleur de peau, quand ils doivent quitter leur personnage et retrouver leur personnalité première.

- Je vous crois, répliqua Émile, mais cela ne peut pas attendre."

Et il poursuivit son chemin, la plantant là.

La Béhue haussa les épaules et passa derrière un des paravents.

Arrivé à deux pas du panneau de bois qui dissimulait Floriane, il hésita entre frapper et couler un oeil dans l'interstice.

Et si elle était en train de se changer ? Il lui semblait sacrilège, par ailleurs, de faire le moindre bruit dans cet entrepôt au silence quasi religieux.

Il jeta un coup d'oeil, se promettant sans trop y croire de détourner le regard et d'attendre un peu plus loin, si elle était effectivement en train de se déshabiller.

Mais le spectacle qui l'attendait, tout autre, était bien plus stupéfiant.

Il aperçut Floriane, presque de dos. Le miroir qu'il parvenait à voir par-dessus son épaule lui permettait toutefois de détailler ses traits. La jeune Actrice, resplendissante, lissait ses cheveux émeraude avec indolence. Durant tout le spectacle, elle les avait attachés pour lui donner un air de garçon.

Le maquillage encore plaqué sur son visage, qui masculinisait son expression, ne parvenait pas à l'enlaidir. Ses yeux d'un vert éblouissant étaient perdus dans un ailleurs inaccessible. Mille morts, deux époques qui se confondaient dans un crâne. Tout cela pour une seule âme.

C'était cela qu'avait évoqué brièvement La Béhue.

Floriane prit un petit mouchoir et commença à retirer le fard blanc de son visage et le noir qui cernait ses yeux. Elle quittait lentement la Peau du personnage, se déprenait de cette personnalité imaginaire et pourtant si réelle, si ancrée dans l'Acteur habité par son texte. Elle allait renvoyer à des limbes temporaires cet autre qui était elle-même…

Elle commençait à revenir de ses rêves lointains, de sa petite Mort, ce laps de temps terrible où le personnage s'effaçait et où la véritable personnalité n'avait pas encore tout à fait repris sa place. Un phénomène aussi long et périlleux que le retour d'Orphée depuis les Enfers.

Un raclement de gorge peu discret retentit juste à côté d'Émile, crevant la bulle de silence qui recouvrait jusqu'alors les lieux. Il sentit un mouvement à la limite de son champ de perception.

Floriane s'interrompit dans sa tâche. Ses sourcils s'arquèrent, en signe d'étonnement, d'agacement peut-être… Elle croisa le regard de son ami dans le miroir et se retourna brusquement.

Le jeune Peintre bafouilla un bonsoir qui s'éteignit, soufflé par le silence qui était retombé dans l'entrepôt.

Il vit enfin le nouveau venu. Avec la discrétion d'un courant d'air, l'homme à la peau blanchâtre aperçu plus tôt dans la soirée dépassa Émile.

Il écarta le panneau de bois pour s'engouffrer dans le petit espace et se plaça de telle façon que la jeune Actrice ne pouvait plus voir que la grande masse informe de ses vêtements, ses mains et son visage.

"Drussel ! entendit Émile. Vous avez pu venir ?"

Sa douce amie s'exprimait encore avec une légère intonation chantante, propre à l'italien.

L'importun répondit d'une voix traînante et basse, à l'accent slave ou germanique marqué :

"Je n'aurais pour rien au monde raté pareil spectacle, ma chère enfant.

- J'espère que cela vous a plu…"

Il y avait maintenant dans la voix de la jeune fille comme une note d'appréhension. Peut-être une volonté de ne pas décevoir.

"Sois-en assurée", répliqua-t-il sur le même ton monocorde. Émile ne voulait pas se démonter. Pas alors qu'il était sur le point de parler à Floriane, de l'inviter, avec ses maigres économies, à aller manger… Quelque part…

Sa sensibilité exacerbée d'Artiste lui faisait éprouver l'énergie ou plutôt l'absence d'énergie que dégageait par vagues glacées le Drussel en question. Le simple fait de se tenir à quelques pas de lui déclenchait chez Émile une sorte de nausée fiévreuse, chargée d'images funestes et mélancoliques. Le noir mordoré de fleurs fanées, le vert sombre d'étangs stagnants, la nuit insondable et la blancheur sale et crue d'une lune blafarde explosèrent avec lenteur sous son crâne.

Il lui fallait contourner cet obstacle monolithique.

S'extirper de cette langueur nostalgique. Maintenant.

Comme dans un rêve, il entendit la voix de Drussel lâcher des mots avec la lourdeur de coups de masse frappés sur une enclume. Des mots qu'Émile voulait prononcer, des mots qui trahissaient le jeune homme, car ils ne lui appartenaient plus.

"La reine de la soirée me fera-t-elle l'honneur de m'accompagner dîner à une bonne table parisienne ?"

Le rire cristallin de l'Actrice retentit, mais Émile ne parvenait toujours pas à l'apercevoir, cachée qu'elle était par Drussel.

"Je me vois malheureusement contrainte de décliner l'invitation, finit-elle par dire, sans donner plus d'explications.

— Bien. Je comprends."

Un soupir ténu, presque inaudible, s'échappa de la bouche de l'importun. Émile frissonna malgré lui, comme pris dans un mauvais courant d'air. Puis la sensation se dissipa, et il nourrit un espoir insensé. Si Floriane avait décliné l'invitation de Drussel, n'était-ce pas pour répondre présente à la sienne ?

Avec la même discrétion, le triste sire se retira, non sans lorgner Émile en passant.

Enfin, le jeune Artiste se retrouvait en tête-à-tête avec son amie.

Elle posa sur lui deux émeraudes plus denses que le coeur d'une forêt vierge. Les yeux gris-vert d'Émile ne parvinrent pas à soutenir ce regard possédé.

Puis, peu à peu, leur éclat quitta les ténèbres pour retrouver la brillance caractéristique de son regard, ce vert très pâle, liquide et presque phosphorescent. Cette couleur était la marque inimitable, avec leurs cheveux, des Enfants de la Fée Verte.

Il sut qu'elle était à nouveau tout à fait elle-même. Et à son expression, il sut qu'elle était en colère après lui. Ses traits s'étaient fermés et durcis.

"Oui, répéta-t-elle, mais non. Je sais ce que tu comptes me demander.

— Mais…", commença Émile.

Son coeur se mit à battre la chamade.

"Je vais fêter la première avec Byron. Il m'a invité au ProLacope, le coupa-t-elle. Je sais que tu as réservé une table, mais vois-tu… cela ne se fait vraiment pas d'épier une jeune fille, comme tu viens de le faire ! Tu devrais avoir honte de toi !

. Mais ce n'est pas du tout ce que tu crois, chercha-t-il à expliquer. Je voulais juste m'assurer que tu allais bien. Tu faisais une drôle de tête, juste après avoir ramassé mon oiseau-fleur. Je pensais que cela te ferait plaisir que je m'inquiète de toi, non ? Quoi qu'il en soit, il faut qu'on se dépêche, pourne pas être en retard au restaurant."

Le dessin en question reposait devant le miroir de Floriane. L'Actrice s'en saisit et laissa ses doigts courir sur ses formes, l'air songeur.

"C'est possible… J'étais encore dans mon rôle. Je serais presque prête à t'accorder le bénéfice du doute. Mais trop tard, c'est décidé. Ce soir, ce sera Byron, et non toi."

Elle posa un doigt sur ses lèvres pour lui épargner toute remarque inutile et l'embrassa sur la joue.

"Demain promis, après la représentation, je me libérerai... Même si je suis vraiment débordée."

Bouillant de rage, Émile regarda Floriane s'éloigner. Il aurait voulu lui courir après, essayer de la convaincre de rester avec lui plutôt qu'avec son rival, mais il connaissait assez la jeune fille pour conclure que sa décision était irrévocable. Des roses rouge sang qui trônaient sur la table à côté de son oiseau-fleur le narguaient. Il traversa l'entrepôt en sens inverse, saluant avec morosité les Acteurs qu'il croisa et s'enfonça dans le labyrinthe de décors et costumes jusqu'à la porte. Il s'apprêtait à sortir quand il entendit des éclats de voix résonner dans le couloir. Il lui sembla reconnaître celui qui criait. Poussé par la curiosité, il s'approcha de la porte, restée légèrement entrouverte, et coula un oeil.

Oui, c'était bien lui. Son professeur de Pictomancie M. Kwan Liu Olafsson et son accent reconnaissable entre tous.

Le métis sino-scandinave brandit son doigt sous le nez de Drussel. Les cheveux blond platine de son enseignant s'agitaient en cadence autour de son visage aux traits asiatiques.

"Hors de question, Drussel, que je travaille à nouveau avec toi. Tu n'obtiendras rien de moi.

— Je ne te demande pas de faire cela en souvenir du bon vieux temps. Il n'existe plus. Mais aide-moi à la réveiller, je ne pourrai pas y arriver tout seul !

— Il fallait y penser avant, s'écria Olafsson. Tu as voulu faire selon ton idée, à l'époque. Maintenant… assume les conséquences de tes actes !"

Drussel parut réfléchir avec intensité et douleur. Il demeura figé comme une statue, sous le regard courroucé du professeur, lequel semblait sur le point de partir.De son côté, Émile était gêné par la situation. Pour la deuxième fois en moins d'un quart d'heure, il se trouvait dans la position de l'espion, à épier les autres. Et il savait bien ce que cela lui avait coûté la première fois. En même temps, il se voyait mal ouvrir la porte en grand et passer comme si de rien n'était entre les deux adultes en train de se disputer. Et pour le moment, aucun Acteur ne se trouvait dans les parages.

"Tu ne le ferais même pas pour elle, ton ancienne assistante…

Ton… ancienne fiancée ?" finit par murmurer Drussel sur un ton mi-insidieux, mi-suppliant.

Une expression de colère intense s'empara de M. Olafsson. Émile ne l'avait jamais vu dans un tel état émotionnel, lui qui affichait toujours une humeur assez joyeuse. On aurait dit qu'il était sur le point de frapper son interlocuteur.

Ses lèvres frémirent, comme sous la pression de mots et d'émotions qui ne demandaient qu'à sortir. Chaque syllabe était une pierre tranchante qu'il crachait.

"Non. Elle est ta créature, maintenant. Elle m'a trahi, elle a choisi son camp. Ton camp.

- Et la cité ?

- Quoi la cité ?

- Elle est là. Je le sens. Invisible, mais qui survole l'Europe depuis des années. Elle est au-dessus de Paris en cet instant même et cela, depuis plusieurs mois déjà." À ces mots, Olafsson donna l'impression d'avoir été frappé par la foudre. "Si tu m'aides à réveiller la jeune femme, nous pourrons…

- Tu délires, “mon ami”, l'interrompit le sino-scandinave. Les mécanismes de la cité ne sont sûrement pas en état de marche, tu l'as bien vu… et notre ancien commanditaire n'a pas les connaissances linguistiques pour étudier leurs fonctionnements ! Quant à imaginer qu'elle soit accordée à quelqu'un… cela me semblerait extraordinaire. Je vais mener mon enquête de mon côté, et j'aviserai. Mais même si je dois intervenir, ne t'imagine pas une seconde que je ferai à nouveau équipe avec toi, pas après ce qui s'est passé…"

Kwan Liu ne finit pas sa phrase, balayant l'idée d'un geste de la main. Ses yeux s'agrandirent, puis se rétrécirent, scrutant Drussel, comme s'il cherchait à deviner ses pensées.

Finalement, il tourna les talons sans rien ajouter.

L'expression mélancolique de l'homme blafard était plus prononcée que jamais. Il murmura un faible "Kwan Liu", mais l'intéressé s'éloignait déjà à grands pas.

Le grand échalas resta interdit quelques instants dans le couloir, puis se retourna comme s'il avait senti la présence du jeune Peintre, dissimulé derrière la porte entrouverte.

Il le fixa, toute émotion ayant déserté son visage, avant de lui adresser la parole :

"Allons, allons, montrez-vous. Inutile de vous cacher… une nouvelle fois ! Vous êtes Émile, n'est-ce pas ? Floriane m'a beaucoup parlé de vous."

Maintenant qu'ils se tenaient face à face, à quelques pas, Émile discernait le réseau de veinules bleutées qui parcouraient le visage crayeux de son vis-à-vis. Cette personne ne lui inspirait rien qui vaille et il ressentait toujours de la colère et de la tristesse d'avoir vu sa soirée avec Floriane partir en fumée. Il n'avait pas vraiment envie de se montrer plus sociable que ça. Mais bon…

"C'est bien moi, Monsieur, finit par répondre l'étudiant des Beaux-Arsestranges.

- Enchanté."

Une main fine et pâle se détacha de la masse grise formée par ses vêtements. Un frisson parcourut Émile au léger contact de ces doigts glacés dans sa propre main. Jamais il n'avait éprouvé une sensation tactile aussi désagréable. Pareille à une anguille, la main de Drussel se faufila et disparut dans sa veste.

"De même.

- Eh bien, fit Drussel après un silence de quelques secondes, il semblerait que nous nous retrouvions tous deux… “le bec dans l'eau” ? Est-ce comme cela qu'on dit en français ?"

Émile acquiesça, sans plus d'enthousiasme. Il se souvint la façon dont l'importun lui était passé devant pour s'adresser à Floriane. Elle s'était bien gardée de lui faire la moindre remontrance, à lui.

"Je vous propose que nous dînions ensemble. Nous ferions ainsi mieux connaissance. Je suis très intéressé par les Arsestranges en général et la Peinture en particulier… Curieux également de voir votre travail.

- Eh bien, il se trouve que grâce à notre délicieuse amie commune, j'ai une réservation sur les bras au Joyau du Déchu. Je dois de toute façon retourner au restaurant… Soit pour y dîner, soit pour y récupérer mes arrhes. C'est que, comme je suis un étudiant, ils ne m'ont pas tellement pris au sérieux, quand je suis allé les voir pour demander une table…

- Le Joyau du Déchu ? Excellent choix. Allons-y, si vous le voulez bien. Et je vous invite, j'insiste ! Ne vous tracassez pas pour cela."

Le jeune homme s'apprêta à répondre, mais son estomac fut plus rapide, qui émit un gémissement pathétique. Cela le dérangeait de se faire inviter par un inconnu, sur le principe, mais c'était toujours mieux que de manger tout seul, en ressassant la défection de Floriane.

Pour le meilleur ou pour le pire, il allait festoyer ce soir… En étrange compagnie.

 

 

 

A propos de ce livre :

 

 

- Ce roman est également disponible en numérique aux éditions Walrus.

- Chronique d"Emile Delcroix et l'ombre sur Paris"

- Site de l'éditeur : http://www.celephais-editions.fr/

 

 

(Copyright Edition Céléphaïs / Jacques Fuentealba, extrait diffusé avec l'autorisation de l'auteur)