Strange Illusion
Genre: Thriller , Policier , Film noir
Année: 1945
Pays d'origine: Etats-Unis
Réalisateur: Edgar G. Ulmer
Casting:
Jimmy Lydon, Warren William, Sally Eilers, Regis Toomey, Charles Arnt, George Reed, Jayne Hazard...
 

Des images défilent. Un homme au volant de sa voiture roule sur des routes escarpées avant que les freins cessent de répondre. Très vite, il s'écrase du haut d'une falaise. Deux personnes viennent constater le décès du conducteur, puis un jeune homme surprend plus tard les bribes d'une conversation. Une femme avec un bracelet, un homme se fendant d'une réplique laconique : "Voilà qui est fait".

 

 

Paul Cartwright se réveille alors d'un cauchemar. Un cauchemar qui le suit depuis des années, jusqu'à le hanter comme des messages d'outre-tombe délivrés par son père. En raison de sa psychose, Paul, alors adolescent, est interné afin de se reposer. Il est suivi par le docteur Vincent (Regis Toomey) avec qui, petit à petit, il a lié des rapports de confiance. Paul est obsédé par la mort de son père et suspecte depuis trop longtemps que sa mort et la volonté de remariage de sa mère (Sally Eilers) sont loin d'être une coïncidence. Nous voici rendus le jour de sa sortie de l'institut psychiatrique.

Sa mère s'apprête à se remarier avec Brett Curtis (Warren William), un soi-disant grand magnat de la presse, devenu fortuné après la disparition de sa première épouse, morte elle aussi dans des circonstances troublantes. Le doute est permis, bientôt les soupçons de Paul ne vont cesser de s'accroître jusqu'à lui donner raison. Se doutant des soupçons de Paul à son encontre, Curtis monte un plan machiavélique pour neutraliser Paul et se marier au plus vite pour devenir héritier légitime. Il s'associe à un médecin véreux, le professeur Muhlbach, afin de faire hospitaliser Paul pour une contre-expertise. Paul n'est pas dupe ; il découvre la supercherie et décide de jouer le jeu afin de prouver la culpabilité de Curtis. Il est vite aidé dans son enquête par le docteur Vincent, désormais persuadé que Paul a toute sa raison...

 

 

Adaptation de Hamlet de Shakespeare déguisée en film noir, Strange Illusion est la parfaite illustration de la faculté d'Ulmer de donner l'illusion d'assister à un film de série A quand celui-ci fut tourné en six jours avec un budget ridicule. Série A ou série B de luxe, pour ne pas se montrer trop excessif. Toujours est-il que, dès l'ouverture du film (un homme évolue dans le brouillard, dans lequel vient s'imprimer son cauchemar puis la narration), une singulière malice se fait presque palpable derrière la caméra. L'utilisation du brouillard, on le sait, est présente principalement afin de cacher le manque de moyens, mais il est employé ici de façon maligne, à la fois décoratif et comme un élément narratif principal permettant de présenter et les personnages, et l'intrigue en un rien de temps et avec rien. Les cadres ne comporteront dès lors que le strict nécessaire : l'éclairage (le plus souvent un unique projecteur qui cerne l'action et les personnages à la manière d'un film de l'époque du muet), des objets (une denrée rare mais exploitée à son maximum à l'intérieur des cadres) et les acteurs. Trois éléments avec lesquels le réalisateur parvient à se transformer, par moments, en designer de premier plan. A ce niveau Strange Illusion atteint une sorte de sommet, puisque chaque chose est exploitée à son strict nécessaire mais également à son maximum, et que ce maximum suffit à planter le cadre d'une intrigue touffue et prenante (ce qu'il était déjà très bien parvenu à faire avec son film précédent, Barbe-Bleue)...

 

 

Une intrigue étonnante, puisque Fritz Rotter et Adele Comandini vont imbriquer le drame Shakespearien dans un suspense tout Hitchcockien. "Soupçons" avait fait un tabac quelques années auparavant et "La Maison du docteur Edwardes" venait de sortir... Une aubaine pour Ulmer qui voit là l'opportunité de laisser aller son penchant pour le côté sombre et tordu des choses et des apparences, en plus de laisser courir une fantaisie singulière, teintée d'onirisme, d'expressionnisme et de fantastique. A ce titre, il y a une idée épatante dans Strange Illusion : faire surgir une scène onirique, miroir du subconscient du héros, pour contribuer à résoudre une énigme criminelle bien réelle, presque terre-à-terre. Ainsi assiste-t-on à la fois aux prémices d'une flopée de thrillers à tendance machination/héritage/infidélité qu'on retrouvera dans des adaptations de Jimmy Sangster pour la Hammer (Paranoiac, Nightmare...), ou encore dans tout un pan du giallo, en même temps qu'à "autre chose" qui semble n'appartenir qu'à son auteur. Ulmer prend des libertés, les intègre dans ce qu'il y a de plus classique pour accoucher de films de genre ressemblant tout à la fois à des rêveries célestes et aux cauchemars les plus tourmentés à la limite du fantasme déviant.

A ce propos encore, il est étonnant de voir mis en scène de façon aussi ouvertement suggérée une relation mère-fils oedipienne, aux contours presque incestueux, au sein de laquelle, au lieu de saluer sa mère avec le respect maternel comme la plupart des adolescents le ferait, Paul la tient dans un embrassement intime, presque semblable aux amants, et se réfère à elle comme "sa Princesse". Un thème en filigrane qui apparaîtra dans d'autres films du réalisateur ("Le Bandit").

 

 

Histoire de poursuivre dans les aspects troubles que peut se vanter de posséder Strange Illusion, il y a un autre aspect libidineux qu'il convient de mentionner et qui en fait un film qu'on pourra classer de moraliste et de progressiste à la fois : l'horrible Curtis, prétendant au mariage avec la mère de Paul, ne cesse de tenter de séduire la soeur de Paul, de manière même parfois malsaine, n'hésitant pas, par exemple, à la tripoter dès qu'il en a l'occasion. On remarquera d'ailleurs à ce sujet deux scènes très équivoques : après que Paul ait surveillé de près les manigances du criminel manipulateur, chaque fois qu'il surgira comme si de rien n'était, pour stopper les ardeurs de Curtis, on pourra apercevoir les vêtements de sa soeur, chiffonnés ou même déboutonnés...

Alors soit, il y aurait à redire sur la direction des acteurs. Globalement d'un bon niveau, elle est unanimement inégale, phénomène sans doute dû aux différents temps impartis pour chaque scène (sans compter qu'une seule et unique prise était imposée la plupart du temps). On pourra avoir un peu de mal avec Jimmy Lydon, populaire à l'époque grâce à la série des Henry Aldrich (comédies pour teenagers) et qui vient promener ici sa tête de Donald des champs. L'acteur n'en démérite pas pour autant, se montrant toujours sobre et passant de l'inquiétude à une humeur plus légère, avec facilité. C'est un léger rejet purement physique, vous l'aurez compris - et peu glorieux, j'en conviens - de la part de votre humble chroniqueur ici présent.
Ailleurs, Warren William excelle dans le rôle du méchant de service, intelligent, fin et vénéneux à la fois. Rappelons que l'acteur décèdera précocement deux ans plus tard, peu après le tournage du "Bel Ami" d'Albert Lewin dans lequel il croisa des acteurs ayant préalablement joué chez Ulmer : George Sanders ("The Strange Woman") et John Carradine (Barbe-Bleue).

 

 

Si les tabous présents dans Strange Illusion pourront paraître surannés, au regard d'une société qui a depuis heureusement évolué, ils n'en demeurent pas moins intéressants, sinon même fascinants, au regard du temps, de l'époque, et de l'oeuvre qu'a finalement laissée son réalisateur. Et puis quoi qu'il en soit, et bien qu'on soit en droit d'être quelque peu blasé devant un genre qui a fait les choux gras de plusieurs décennies, l'évidence reste là : Strange Illusion est un film noir honnête, solide, inventif et même, par une singulière combinaison de pauvreté et de génie, un peu fou...

Mallox

 

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# Le coffret Bach Films Hommage à Edgar G. Ulmer

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