Geste du Sixième Royaume, La

 

 

Editeur : Mnemos

Collection: Icares

Auteur: Adrien Thomas

Couverture: Alain Brion

Date de sortie : 18 août 2011

Nombre de pages: 512

 

 

Livre 1 : L'Appel

 

 

Llïr

 

 

Le barde fronça les sourcils et détailla son auditoire. Toujours s'adapter à son public, telle était la règle d'or du conteur. Une histoire paillarde pour les tavernes, une légende héroïque pour des soldats terrifiés avant la bataille, une romance à l'eau de rose pour les belles dames de la cour… Et pour les enfants ? Un conte, évidemment. Oui, mais lequel ? Les idées tournoyèrent dans son esprit, jusqu'à ce qu'il commence à avoir mal à la tête. Finalement, il ouvrit les paupières et se pencha en avant, son visage à la peau claire se fendant d'un large sourire.

— Vous a-t-on déjà raconté la légende d'Aevar, l'Ange de Fer ?

Les dix ou onze marmots se contentèrent de secouer la tête, ne voulant surtout

pas parler et ainsi briser le moment magique qu'est le début d'une histoire.

Non, ils ne la connaissaient pas, mais rien que le titre les affamait, et les petits yeux s'agrandirent encore, avides de connaître ce nouveau héros.

Llir soupira intérieurement. Bien sûr que cette bande de mioches crasseux ne connaissait pas l'Ange de Fer. Dans le sud, c'était sûrement le plus populaire de tous les contes, et la plupart des enfants savaient le raconter de trois ou quatre manières différentes. Mais ici, dans ces steppes glaciales, à l'intérieur de ces villages primitifs emplis de barbares frustes et malodorants, où les chevaux comptaient plus que les hommes, personne n'avait jamais entendu parler d'un des plus célèbres héros de tous les temps. Bien sûr. Un héros qui affrontait ses ennemis avec ruse et adresse plutôt qu'avec sa force brute, pourquoi les gens d'ici auraient-ils enseigné cela à leur progéniture ?

Dans les plaines de Khara, les hommes élevaient des vaches et des chevaux. Cette phrase suffisait à peu près à résumer leur existence tout entière. L'agriculture était impossible, le sol restant gelé plus de sept mois par an, et même si cela n'avait pas été le cas, Llir doutait qu'un seul de ces sauvages ignorants ait jamais su planter une graine. Ici, il fallait être fort, rapide et endurant. Se cultiver l'esprit n'était qu'une perte de temps, à peine acceptable lorsqu'ils seraient devenus trop vieux pour être encore utiles à la tribu. Par Bashara, qu'est-ce qui lui avait pris d'aller explorer le nord ? Maintenant qu'il y pensait, peut-être qu'il aurait pu convaincre Gweriù, trouver une explication rationnelle au fait qu'il se trouvait à l'intérieur de sa femme dans le lit conjugal. Peut-être qu'il aurait pu le convaincre de ne pas l'écorcher vif. Peut-être qu'il avait eu tort de fuir Taria Cith à toutes jambes, après tout…

Le barde sourit. Non, il n'avait pas eu tort. Bien sûr, il se retrouvait aujourd'hui à mendier un repas en échange de quelques contes pour gosses. Lui, le talentueux, le merveilleux Llir ! Le poète passionné, qui jadis aida un prince à conquérir le coeur de sa belle ! Le courageux scalde, qui se tint bravement aux côtés des armées rymites, chantant des hymnes guerriers pour donner

du coeur aux hommes ! L'aède téméraire, que le Chevalier Noir choisit comme compagnon de route pour accomplir sa terrible destinée ! Il n'était plus désormais qu'un simple conteur itinérant errant dans les steppes kharanes. Mais c'était un bien modeste prix à payer à côté de celui, plus sanglant, qu'aurait certainement exigé Gweriù.

Malgré tout son talent et sa gouaille, il ne voyait vraiment pas comment il aurait pu tenir tête à l'imposant chef des armées de Rym. Même s'il avait conservé suffisamment de calme pour ne pas défenestrer Llir sur le champ (ce qu'il n'avait pas eu le temps de faire, le barde l'ayant devancé en sautant par la fenêtre pour s'enfuir), le général aurait porté l'affaire devant les tribunaux. Et la réputation de coureur volage et sans honneur qui poursuivait Llir comme un loup affamé aurait eu raison de toute l'éloquence qu'il aurait pu rassembler. Il aurait fini en prison ou, connaissant l'empressement que mettaient les magistrats pour satisfaire le moindre caprice de Gweriù, grand héros de l'armée rymite, plus probablement pendu haut et court. Non, décidément, il n'avait pas eu tort de fuir.

Il reporta son attention sur son public. Les enfants étaient suspendus à ses lèvres, attendant avec impatience le début du conte. En règle générale, Llir ne supportait pas les enfants. La plupart des gens lui reprochaient le manque d'affection et le mépris qu'il affichait en regardant l'un de ces modèles réduits et incomplets d'êtres humains adultes. Pour lui, les marmousets n'étaient que des désagréments bruyants et sales que les âmes simples s'imposaient lorsqu'elles ressentaient le futile besoin de faire quelque chose de leur vie. Le barde pensait que les gens avaient des enfants pour obtenir une deuxième chance. Les parents n'aimaient pas leur vie, alors ils faisaient des enfants pour se voir en eux et y placer tous leurs espoirs. Et lorsque les enfants refusaient de servir de réceptacle aux souhaits de leurs géniteurs, ces derniers recevaient de plein fouet l'image de leur propre vie, gâchée pour la seconde fois. Et ils devenaient amers.

Le père de Llir avait été comme ça, alors pourquoi les autres auraient-ils été différents ? Il avait voulu que son fils soit un grand soldat, contrairement à lui, qui était resté caporal toute sa vie, afin que sa défunte mère soit aussi fière de lui qu'elle aurait pu l'être de son époux. Mais Llir avait choisi la voie des voyous des rues, avant de rejoindre celle des érudits. Son père le détestait déjà pour avoir en naissant mis fin à la vie de la femme qu'il aimait. Après que son fils fut devenu assistant bibliothécaire, le vieux soldat s'était mis à boire, et ne lui avait plus adressé le moindre mot, ni d'ailleurs à qui que ce soit. Les seules fois où il parlait, c'était quand il s'adressait au ciel, en général au milieu de la rue, à moitié nu et ivre mort, suppliant sa femme de lui pardonner d'avoir échoué. Ensuite, après avoir été frappé par les voisins excédés, il se roulait en boule et s'endormait dans le caniveau. Llir le recouchait dans son lit chaque soir, en rentrant de la bibliothèque. Lorsqu'il mourut, Llir lui paya un enterrement décent et, sur sa tombe, il lui dit qu'il était désolé. Il ne l'était pas, mais c'est ce que l'âme de son père attendait pour reposer en paix, avait-il supposé, alors il l'avait dit. En réalité, il aimait la vie qu'il avait choisie, celle qui lui permettait de lire tout son content, d'apprendre de belles histoires, et aussi de payer l'alcool de son père, ce qu'il n'aurait pas pu faire s'il s'était engagé dans la garnison. Mais peut-être que s'il y était entré, il n'aurait pas eu besoin d'acheter de l'alcool à son père… Toutes ces suppositions agitaient souvent l'esprit de Llir, mais il les repoussait, pour faire place à sa seule certitude.

Le fait d'avoir un enfant avait rendu son père deux fois malheureux. Llir avait tué la femme qu'aimait son père, puis anéanti les espoirs qu'il plaçait en lui. Il n'en ressentait aucune culpabilité, il savait qu'il ne faisait que vivre sa vie et que personne ne devait choisir pour lui, pas même son père. Mais il avait appris cette leçon : avoir des enfants était la porte du désespoir.

Llir se demanda un instant si les petits visages qui le fixaient avec insistance avaient déjà déçu leurs parents, ou s'ils allaient bientôt le faire. Et puis il réalisa qu'il n'y avait pas de place parmi eux pour des rêveurs, des poètes ou des rebelles qui s'élèveraient contre la volonté parentale. La vie dans les steppes était dure. Aucun garçon ne refuserait de devenir cavalier et guerrier, comme tous les hommes. Aucune fille ne refuserait de devenir épouse et mère, comme toutes les femmes. Le barde réalisa que malgré tout le mépris qu'il avait eu pour son père et son esprit étriqué, il lui avait malgré tout laissé le choix de vivre tel qu'il le désirait, même s'il le désapprouvait de tout son être. Il était privilégié par rapport à ces enfants. Il avait eu le choix. Combien d'entre eux l'auraient au cours de la vie difficile qui venait à peine de les extirper du ventre de leur mère ?

 

 

Llir secoua la tête, et ses yeux s'éclaircirent. Toujours ce flot de pensées qui l'assaillait. Il y en avait tellement que parfois il doutait qu'elles lui appartiennent toutes. Il n'arrivait presque jamais à se concentrer sur quelque chose. Il était un bon musicien, un bon auteur, un bon danseur, mais un médiocre conteur. Lorsqu'il jouait de la musique, les notes s'enchaînaient et la confusion de son esprit importait peu, car seule son oreille le guidait et se trouvait reliée aux doigts qui pinçaient les cordes du luth. Lorsqu'il écrivait, les mots tombaient de la plume tels qu'il voulait qu'ils soient. Lorsqu'il dansait, il laissait son corps agir au rythme des mélodies. Il était aussi un excellent chanteur et il était capable d'improviser de beaux discours. Beaucoup le considéraient comme un génie, mais il savait qu'il n'en était ainsi que parce qu'il n'avait pas besoin de beaucoup de concentration pour chanter, danser ou improviser. En revanche, lorsqu'il racontait une histoire, il devait faire appel à sa mémoire, à son éloquence, à ses pensées, il devait se souvenir de tous les détails, il devait captiver son public, et les pensées parasites qui se bousculaient continuellement à l'intérieur de son crâne l'empêchaient souvent de se concentrer sur le conte. Il butait sur les mots, oubliait des passages, y revenait plus tard avec des fausses ruses de conteur plus ou moins réussies « mais ce que vous devez savoir, c'est que le héros avait en fait rencontré la reine des fées quelques jours auparavant, et elle lui avait confié une épée magique avec laquelle il put facilement abattre ses ennemis », il s'embrouillait, restait de longs moments silencieux, le temps que le tumulte dans son esprit se calme, puis reprenait pour se rendre compte quelques minutes plus tard qu'il avait changé de conte.

Pourtant, cette fois, il parvint tant bien que mal à raconter l'histoire d'Aevar, l'Ange de Fer créé par l'artisan nain Nashgar, qui vainquit les armées de Seï et sauva la princesse d'évondia, la belle Ithaen. Il raconta le départ de l'Ange après qu'il eût rendu son trône à la jeune princesse, sa quête de savoir pour devenir humain et pouvoir épouser Ithaen, son retour un siècle plus tard, et son désespoir lorsqu'il apprit que son aimée était morte depuis longtemps. Il narra comment il repoussa une seconde fois les forces séides hors du territoire affaibli d'Évondia, et comment il aida le jeune prince Cyslan à monter à nouveau sur le trône. Il acheva son récit de la manière la plus traditionnelle : l'Ange de Fer avait plongé dans la mer pour rouiller lentement et mourir. Puis, voyant que les enfants avaient les larmes aux yeux devant la tragique fin de l'épopée, et conscient qu'il ferait un mauvais effet si les parents de son public voyaient leur progéniture revenir en pleurs dans les huttes familiales, il précisa que le Peuple des Flots l'avait certainement recueilli et qu'Aevar régnait sûrement toujours sur l'une de leurs cités immergées.

Les enfants sourirent et applaudirent à tout rompre. Même s'il ne se l'avouerait jamais, c'était sa plus belle récompense. Il apprécia cependant avec reconnaissance la viande et les baies que les sauvages lui offrirent pour le remercier de son histoire. Apparemment, les enfants agglutinés devant lui n'avaient pas été son seul public, et beaucoup d'adultes avaient eux aussi suivi avec intérêt les aventures de l'Ange.

— Dis, tu sais, moi aussi je connais une grande et belle histoire triste, tu sais !

Llir leva la tête de son assiette de viande fumante et tomba nez à nez avec l'une de ses petites auditrices. Instinctivement, il recula. Il n'aimait pas se retrouver trop près d'un enfant. Il avait toujours peur d'être contaminé par quelque chose dont il ignorait la nature, mais que les enfants avaient certainement.

— Tiens donc ? répondit-il mollement en piquant un morceau de viande de la pointe de son couteau, espérant que l'enfant comprenne à son ton qu'il n'était absolument pas intéressé par ses babillages.

— Oui, et même que c'est une histoire encore plus belle que la tienne !

C'était l'une des raisons pour lesquelles il détestait les enfants. Ils semblaient toujours persuadés d'avoir raison, et avaient une confiance absolue en leur propre jugement. à dire vrai, Llir leur enviait souvent cette caractéristique. Il aurait bien aimé se souvenir de la sensation procurée par l'impression d'être certain de quelque chose. Masquant difficilement la pointe d'irritation dans sa voix, il répondit doucement :

— Alors sois certaine que tes petits compagnons tiennent absolument à l'entendre ! Deux grandes épopées, la seconde surpassant la première en intensité et en intérêt, le tout dans la même soirée, il ne faudrait surtout pas les priver de cette joie…

La petite fille rit en secouant la tête, comme s'il avait dit quelque chose de totalement ridicule.

— Je ne sais pas raconter les histoires ! gloussa-t-elle, comme si elle annonçait une évidence.

— C'est fort dommage, marmonna Llir en enfournant sa nourriture.

— Mais toi, tu sais ! reprit-elle, plus sérieuse.

— Heureux que tu l'aies remarqué.

La petite fille sourit et s'assit en face de lui. Elle posa son menton entre ses mains et braqua ses larges yeux verts et innocents sur lui. Nul doute qu'un regard pareil avait dû largement contribuer à faire de sa propriétaire une manipulatrice hors pair, capable d'obtenir à peu près n'importe quoi de quelqu'un d'assez sensible pour se sentir attendri par ses yeux. Malheureusement pour elle, Llir ne l'était pas. Cependant, il appréciait assez peu la sensation d'être épié, en particulier en plein repas. Le conteur avala péniblement et grogna :

— Tu as autre chose à me dire ?

— Tu veux que je te raconte mon histoire ?

— Tu viens de me dire que tu ne savais pas raconter d'histoires.

à nouveau, l'enfant rit. C'était un joli rire, remarqua Llir, cristallin et plein de gaieté. Cela devait aussi faire partie de sa panoplie de manipulatrice en herbe.

— Non, je ne sais pas, dit-elle. Mais toi, tu sais.

Llir leva vers l'enfant un regard interrogateur. Elle soupira, l'air exaspérée.

— T'es bête ou quoi ? Je te raconte mon histoire, et toi, tu en fais une grande légende que tu raconteras partout !

— Je vois, murmura le barde, sarcastique. Tu es le cerveau de l'opération, et moi, pauvre petit barde ayant perdu mon inspiration et mon talent, j'exécute tes désirs avec entrain et reconnaissance.

— C'est ça, sourit l'enfant, radieuse et parfaitement sourde à l'ironie. Tu vois, t'es pas si bête !

Llir soupira. Il engloutit son dernier morceau de viande, puis reposa son regard sur la fillette qui le regardait de ses grands yeux. Il jeta les armes.

— Très bien. Raconte-moi ton histoire.

— Pas ici, chuchota-t-elle. Dehors. Les belles histoires sont encore plus jolies sous la Lune.

Llir haussa les sourcils, surpris, puis éclata de rire. S'il n'était pas aussi certain qu'une gamine des steppes du nord ignorait tout des jeux de la séduction, il aurait pu croire que la jeune sauvage essayait de le charmer. Finalement conquis par le regard vif de son interlocutrice, Llir soupira, prit une poignée de baies et se dirigea vers la sortie de la hutte, la gamine sur les talons.

 


A propos de ce livre :

 

- Site de l'éditeur : http://www.mnemos.com/

 

 

(Copyright Mnemos / Adrien Thomas, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)