Lovecraft, au coeur du cauchemar
Genre: Dictionnaire-encyclopédie , Autres genres
Année: 2017
Pays d'origine: France
Editeur: ActuSF
Auteur: Collectif
 

Attaquons un énorme morceau avec cette monographie consacrée à H.P. Lovecraft. L'écrivain, qui n'aura eu aucun succès (ou presque) dans son propre pays en son temps, a depuis dépassé les frontières pour s'imposer comme un monument de la culture "geek"... Cet ouvrage, lancé par une campagne de crowdfunding sur Ulule qui aura très bien marché, se penche sur ce phénomène. L'ensemble est-il à la hauteur de ses énormes ambitions ? À la fois oui... Et non ! Explications.

Le livre se compose en trois parties distinctes. La première étudie l'homme derrière les mots ; la deuxième s'attaque au corpus Lovecraftien, à sa réception, mais également à sa délicate traduction, pas toujours fidèle ; la troisième enfin s'aventure dans les dédales des produits dérivés. Un programme imposant, qui offre aux différents auteurs des champs d'analyse aussi cyclopéens que l'exploration de R'leyh. D'autant qu'il y aurait beaucoup d'encre à verser sur l'étrange popularité de cet écrivain en ce début de XXIe siècle. Lovecraft a composé une œuvre hantée par un matérialisme, dépressif, supportée par un style volontiers archaïque constitué de longues descriptions, ampoulées dans leur précision, parfois amphigouriques dans leurs impressionnismes exacerbés. Un geste romanesque radical qui ne facilite jamais à son potentiel lecteur l'accès à ses richesses. Il est donc surprenant que celle-ci se soit vue phagocyté par différents médiums, allant du classique film en passant par la BD, la musique, le jeu de rôle et le jeu de plateau...

À mes yeux de béotien en la matière, il m'apparaît que l'ouverture de cet ouvrage comporte les textes les plus intéressants de l'ensemble. Une "attaque en force", menée par la plume aussi experte que byzantine de Bertrand Bonnet, qui peint un portrait d'un Lovecraft en citoyen de son temps dont le moins que l'on puisse dire est qu'il change la donne par rapport aux délires faisant de lui un mystique, un initié aux mystères ésotériques. Des affabulations colportées par Jacques Bergier auquel d'autres laudateurs ont emboité le pas, comme l'indéboulonnable Sprague de Camps, déjà à l'origine de révisions calamiteuses sur les nouvelles de Robert E. Howard. Du père de Conan il sera beaucoup question dans ces pages, notamment à travers un descriptif des rapports humains et artistiques qu'entretiendront ces deux amis et piliers de la littérature pulp. Le tout est complété par un fragment de la relation épistolaire des deux auteurs. Cette immense correspondance compte d'ailleurs comme une des plus importante part de l'œuvre de Lovecraft auquel le public français n'a eu que peu d'accès. Les quelques extraits traduits par Patrice Louinet sont alléchants et, pour ma part, il est clair que je souhaite en lire davantage... Quelques interviews de très bonne facture complètent cet ensemble, comme celle de S.T. Joshi dont la biographie de Lovecraft reste encore à adapter dans la langue de Molière.

La deuxième partie consacrée à l'œuvre fait là aussi dans l'exhaustivité : analyse critique des nouvelles et romans les plus importants, examen de ce qu'est le "Mythe de Cthulhu" (d'Emmanuel Mamosa) en passant par un rapide survol sur les travaux documentaires de Lovecraft par Christophe Till. Ces chapitres n'oublient pas les aspirations poétiques de l'auteur, ni même de le comparer avec d'autres écrivains de son temps dans un texte passionnant de Florent Montaclair. Le critique remet en perspective l'originalité de H.P. Lovecraft en démontrant que celle-ci témoignait d'un air du temps grâce à l'étude des similitudes stylistiques entre Lovecraft et John Dos Passos. En définitive, il apparaît que le choix du surnaturel et du fantastique a renvoyé pendant un moment Lovecraft dans les marges de la littérature. Sa fiction eût-elle été mieux acceptée sans faire appel à l'imaginaire ? Probablement, mais elle eût sans nul doute perdu de sa force d'évocation. Ainsi, il est frappant de constater que Dos Passos passe d'une description impressionniste de la ville de New York pour aboutir à une explication prosaïque qui - pour ainsi dire - aplatit l'attirail hyperbolique de l'écrivain tandis que Lovecraft use d'un mouvement inverse, sans que celui-ci ne contredise son pessimisme et son matérialisme, alors même que le lecteur est plongé dans des abysses irréalistes dont les dimensions l'écrasent complètement. Difficile de parler de l'œuvre de Lovecraft sans faire l'impasse sur ses révisions, dont certains étaient des compositions issues presque entièrement de la main du maître. Nègre littéraire, Lovecraft ne s'embarrassait guère de scrupule pour intégrer ses travaux alimentaires dans son corpus tentaculaire... Enfin, le texte de Marie Perrier s'avérera indispensable pour les amateurs de Lovecraft en français puisqu'elle s'attaque aux traductions. De la nécessaire trahison de bon aloi, en passant par le foutage de gueule, cet article et ses multiples mises en exergue permettent de mieux se rendre compte de la difficulté d'une transposition d'un vocable à un autre et de la valeur ajoutée qu'apporte une bonne traduction au texte original. Entre re-création et respect, la traduction s'apparente ici à une branche à part de la littérature - et encore plus quand on s'attaque à un Grand-Ancien comme Lovecraft - certaines expressions et idiomes anglophones n'ayant aucun correspondant dans notre langue.

La partie traitant de l'univers étendu demeurera donc la plus faible de cette tentative - courageuse et fastidieuse au demeurant - d'embrasser le mythe Lovecraftien et ses innombrables déclinaisons. Si quelques interviews (Patrick Marcel, Philipe Caza, Nicolas Fructus...) sont suffisamment informatives et distrayantes pour avoir leurs places dans l'ouvrage, d'autres chapitres survolent leurs sujets sans jamais pénétrer au cœur des problématiques - pourtant passionnantes - qui les sous-tendent. Ainsi, le rapport entre la nouvelle Lovecraftienne - l'auteur transformant son lecteur en un acteur implicite en lui donnant à lire journaux intimes, récits de voyage et témoignages, à ce titre la nouvelle l'Appel de Cthulhu est presque une anticipation du jeu de rôle éponyme - et le ludisme est-il très chichement évoqué au détour d'une phrase ou deux. Dommage. Dommage également que le chapitre sur les adaptations cinématographiques [1] effleure les difficultés de transposer les artifices propres à la littérature d'épouvante dont use et abuse Lovecraft dans le cadre d'un film. Pourtant, il y aurait eu fort à en dire sur les noces compliquées entre la fiction Lovecraftienne et le 7e art...

Au final, ce bel ouvrage, abondamment illustré, des éditions ActuSF offre à boire et à manger et si certains passages s'avèrent en deçà de mes espérances, cette lecture fut néanmoins à la hauteur de la (longue) attente. Un ouvrage complet qui satisfera aussi bien les érudits que les néophytes et auquel on pardonnera quelques errements, difficiles à éviter, on en conviendra, dans ce labyrinthe non euclidien...

 

Gernier

 

A propos de ce livre :

 

- [1] S'il ne fait pas l'impasse sur John Carpenter, l'auteur rejette un peu vite Lucio Fulci dans les ornières du cinéma bis. Car le réalisateur italien - sans adapter aucune nouvelle directement - possédait un pessimisme misanthrope similaire au maître de Providence.

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