Débris du Chaudron, Les

 

 Editeur: Argemmios éditions 

Collection : Aucune

Auteur : Nathalie Dau

Illustrations: Magali Villeneuve

Date de sortie : 2009

Nbre de pages : 190

 

 

 

CHAPITRE 1


Gwynedd, Pays de Galles

durant les temps hors de l'Histoire

L'Arrivée



Parvenu au sommet de la pente herbeuse, le cerf géant brama. Puis il inclina la tête vers le sol, pour permettre à sa cavalière, alourdie par la maternité, de glisser de son dos en s'accrochant aux bois de sa ramure immense.

Kerridwen fit quelques pas, mains posées sur ses reins douloureux drapés de lin tissé. Cette marche la soulagea. Son visage crispé retrouva sa sérénité coutumière et, enfin, elle accorda toute son attention au paysage. Son regard intense, assorti aux humeurs océanes, dévora la vallée qui s'étirait en contrebas.

Un torrent dévalait les montagnes du sud-ouest. Son jumeau cascadait sur les parois d'en face. Leur confluent s'évasait en un long lac étroit qui nourrissait une rivière. Paisible, assez pour qu'y naviguent les radeaux et les coracles, cette eau-là fuyait vers l'est, mais des contreforts montagneux et arborés s'empressaient de la détourner vers le nord, où l'avalait l'horizon.

Que trouvait-on, au-delà ? Kerridwen imagina d'autres ruisseaux, d'autres détours. Un estuaire où l'océan refluerait en courants salés. Des plages hérissées de rochers au pied de landes haut perchées sur des falaises abruptes… Des terres nouvelles et inconnues. Un jour, peut-être, irait-elle les visiter. Rencontrer les peuples qui devaient y habiter. Puis les quitter en leur laissant son souvenir et quelques-uns de ses enfants, ainsi qu'elle le faisait au fil de ses voyages.

Depuis toujours. Une éternité.

Plusieurs milliers d'années auparavant, elle s'était éveillée à la conscience, brisant l'œuf de serpent de mer au creux duquel elle sommeillait. Vie latente, enfouie au cœur du labyrinthe, au cœur de l'univers. Elle en avait brusquement émergé pour se répandre en tournoyant, d'abysses marins en cimes terrestres.

Vie divine ? Peut-être.

Le mégacéros souffla et s'ébroua. Kerridwen le regarda avec amour en écartant les bras. Il vint poser son museau froid et velouté contre sa joue. Elle le repoussa en riant, caressa le poil laineux qui réchauffait le cou massif.

"C'est entendu, mon bien-aimé ». Elle le débarrassa de son chargement de sacoches. « Tu peux reprendre ton apparence ordinaire."

Il y avait un cerf géant à la ramure démesurée, au pelage si épais qu'il évoquait les steppes rudes où la neige épousait le vent durant les deux tiers de l'année ; l'instant d'après, un homme se dressait devant son épouse.

Entièrement nu, il s'étira comme un chat engourdi par un long sommeil.


Ils formaient un couple assorti. Tous deux forts et gracieux, la même taille élancée. Sous son incarnation présente, Kerridwen dépassait d'une bonne tête la plupart des humaines.

Après tant de saisons d'errance, leur teint s'était hâlé, virant au brun mat pour lui, au lait miellé pour elle. Leurs longs cheveux bouclaient souplement. Ceux de Kerridwen montraient un châtain sombre mélangé de roux violent, où le soleil avait disséminé tout un trésor de reflets d'or. Ceux de son compagnon étaient d'un noir brillant qui s'irisait selon les jeux de la lumière.

Leurs visages lisses, épargnés même par les rides d'expression, se ressemblaient étonnamment : grands fronts intelligents, traits fins et harmonieux, sensuels et rieurs, mais non exempts d'une certaine dureté.


À son tour, l'homme étudia le paysage. Ses grands yeux étirés vers les tempes, comme ceux de Kerridwen, arboraient cependant des couleurs plus sereines : un noisette limpide, où des feuilles timides osaient parfois déployer leurs verts tendres.

"J'aperçois un village, à la pointe nord du lac, déclara-t-il soudain. Des huttes de branchages, perchées sur de gros pilotis. Est-ce notre prochain royaume ? Est-ce là que grandira notre nouvel enfant ?"

Comme elle acquiesçait, il mit un genou en terre et attendit, visage levé.

"Quel nom nous donneras-tu, ma reine, pour affronter ces humains-là, qui nous ont invoqués sans nous connaître ?

- Je l'ignore, Kernunnos. Nous n'avons rencontré personne, depuis que les chevaux de Llyr nous ont laissés à l'ouest, au pied de ces montagnes qu'il a fallu traverser. Attendons de connaître la langue et les superstitions locales. Attendons de savoir ce qu'ils veulent de nous, à leur propre insu. Alors, j'aviserai."

Il n'insista pas, puisqu'elle avait parlé sagement, et préféra chercher un chemin, moins malaisé que d'autres, afin d'atteindre la vallée. Ensemble, ils progressèrent à pas prudents, aidés par la terre grasse où leurs pieds nus s'enfonçaient à loisir, puis par la pente moins abrupte.

Kernunnos découvrit un gué qui leur permit de traverser le premier torrent. Un barrage de castors leur servit de pont au-dessus du courant jumeau, les menant ainsi à la rive septentrionale du long lac – bordé de joncs, de saponaires, de prêles et autres plantes aimant pareillement à se gorger d'humidité.


Les villageois ne tardèrent pas à remarquer leur approche. Quelques hommes avancèrent, armés d'épieux durcis au feu et de harpons légers taillés dans des roseaux. Ils portaient des fourrures, ligaturées de cuir au niveau des membres, et de vastes chapeaux ronds en joncs tressés. Trapus, ils avaient des visages larges embroussaillés de barbe, des sourcils épais barrant un front fuyant, des yeux à dominante claire, comme le teint, tandis que leurs cheveux très raides arboraient des tons sombres, parfois méchés de blanc.

Constatant la grossesse avancée de l'arrivante, tous se figèrent en murmurant. Ils firent front, épaule contre épaule. Leurs poignes se crispèrent sur les harpons et les épieux. Ils semblaient déterminés, farouches… et dans le même temps, en proie au malaise, ils détournèrent le regard.

"Ils sont hostiles, chuchota Kernunnos. Ta vue les trouble. Nous serions-nous trompés d'endroit ?"

Kerridwen ne répondit pas. Immobile, elle attendait sereinement. L'un des plus jeunes villageois avait rebroussé chemin, courant vers les habitations. Il allait avertir quelque autorité locale. Tout se décanterait bientôt.

Alors elles vinrent : cinq matrones imposantes, dont les mains écartèrent le barrage d'épaules. La plus âgée, borgne et adipeuse, s'habillait de queues de castors, enfilées sur une ceinture de tendons.

"Comment oses-tu te promener dans cet état devant les mâles ? gronda-t-elle, outrée. Et surtout avec un mâle ?"

Kerridwen sourit. Elle comprenait la langue, rocailleuse et chantante à la fois. Une variante de celle qu'elle avait parlée avant de traverser la mer sur les chevaux de Llyr, puis d'escalader la montagne et contempler cette vallée.

"Cet homme-ci est mon époux. Vous pouvez le nommer… Tegid.

- Peu importe son statut ou la façon dont tu l'appelles, il reste mâle ! Et les mystères de la naissance ne peuvent être révélés à ceux qui n'ont pas de matrice ! Tu dois t'isoler immédiatement dans la grande maison des mères !

- Je m'isolerai lorsque je le déciderai, et dans la retraite qui me conviendra. Quant aux mystères de la naissance, Tegid les connaît déjà. L'enfant qui va venir n'est pas notre premier.

- Sacrilège !

- Ne te méprends pas, vieille femme. Mon époux est aussi mon chaman."

Mais l'argument ne porta pas.

"Tu respecteras la coutume, créature impudique, grinça l'aïeule. De gré ou de force !"

Elle claqua des doigts, intimant à ses guerriers de se saisir de Kerridwen.

Aussitôt, sous l'apparence d'un énorme tigre aux dents de sabre, Kernunnos bondit. Il feula, retroussant les babines sur ses canines monstrueuses. De la sorte, il était redoutable ! La plupart des villageois lâchèrent qui épieu, qui harpon, pour détaler en glapissant. Mais les plus courageux pointèrent leurs armes, menaçant à leur tour le machairodus.

"Je suis Kerridwen, reine sorcière aux trois couronnes. Nos coutumes divergent sur certains points, mais cela ne devrait pas se dresser entre nous. Je viens en paix, répondant aux prières et rêveries informulées, prête à vous enseigner les secrets de mon peuple, car nombre des vôtres en ont exprimé le désir. Pourquoi nous accueillir ainsi, au mépris de toutes les règles d'hospitalité, et sans même nous révéler votre nom ?"

La matrone cilla sous le reproche mérité.

"Nous sommes les Addancs, le Peuple du Castor, concéda-t-elle. Nous avons peu l'habitude de recevoir des étrangers. Si tes secrets doivent troubler la paix de ce village, alors tu peux les conserver dans ta besace. Tu te prétends sorcière… Eh bien ! Zwerca du Lac Etrange te défie de le prouver !"

 

 



A propos de ce livre :

 

- Chronique du roman "Les débris du Chaudron"

- Site de l'éditeur : http://www.argemmios.com/