Imaro
Genre: Heroic Fantasy
Année: 2013
Editeur: Mnémos
Auteur: Charles R. Saunders
Traducteur:
Patrice Louinet, Mike Nofrost
 

La fréquentation assidue de la Fantasy et de son public amène souvent à des sentiments contradictoires et antinomiques. Une grande majorité de la production actuelle se concentre sur les ersatz du "Seigneur des Anneaux" et autres Georges R. Martineries, ce qui occasionne une étrange familiarité tant les différents mondes médiévaux qui se déroulent sous nos yeux se ressemblent comme si par pantouflages, les éditeurs - et dans une certaine mesure les lecteurs qui ont leurs parts de responsabilité dans le plébiscite qu’ils donnent aux œuvres - refusaient de se confronter à ce qui fait tout le sel de cette littérature de l’imaginaire : l’évasion et la prise de hauteur sur les événements. Pour paraphraser le vénérable Tolkien, c’est faire l’impasse sur ce qui en fait tout l’intérêt. Le genre permet aux auteurs qui s’y adonnent de conférer une nouvelle créance à des mythologies anciennes ou à nous abstraire de notre homocentrisme pour nous éjecter hors de notre zone de confort. C’est pour toutes ces raisons que les récits d’héroïc-fantasy, courts, nerveux et plus extrémistes, m’attirent bien plus que les longues sagas qui s’enchaînent à n’en plus finir sur les étals des libraires.

Outre le format incisif et l’absence d’ordre chronologique, ces univers s’intéressent non pas aux intrigues de cours, mais aux petites mains de l'Histoire... Les personnages principaux ne possèdent "que leurs bites et leurs couteaux (ou leurs ovaires, éventuellement)" pour se tracer un chemin dans des mondes désabusés où les puissants usent de la loi pour s’enivrer de leurs décadences. Remontant souvent dans les périodes nébuleuses de l’antiquité, le genre offre une grande variété de cadres dans lesquels la nature et les paysages arides ont un rôle à part entière, chargé de symbolisme. Teinté par un zeste de magie - corruptrices pour ceux qui s’y adonnent - l’héroïc-fantasy et son parfum de western spaghetti déglingué est le terrain de jeu idéal pour ceux que les amples quêtes et leurs cortèges de seigneurs immaculés fatiguent.

Et en matière de dépaysement garanti, Imaro de Charles Saunders place la barre très haute. D’une part par son décor, une Afrique antique fantasmée - Nyumbani - dans lequel l’auteur situe son histoire, d’autre part par son personnage dont l’évolution se colore d’une immense mélancolie. Au-delà de ses exploits de guerrier, s’il y a un mot qui colle aux basques du géant noir, c’est la solitude. Une tristesse infinie de tous les instants qui le poussera à refuser de hautes fonctions, choisissant dans l'errance une liberté amère. Une attitude anarchiste qui éclatera dans un final aussi magnifique que glaçant.

Cette intégrale nous permet donc de goûter en français à toute la quête d’Imaro - car l'on se trouve bien en présence d'une quête ici, une exception en héroïc-fantasy - se déroulant en quatre temps : "Imaro" ; "La route du Cush" ; "La Piste de Bohu" ; "La Guerre du Naama"... Je ne rentrerais pas dans le détail de tous les récits, ceux-ci étant d’une rare densité autant dans la forme que dans la symbolique qui s’en dégage, préférant en extraire une impression sur l’ensemble de la saga.

Avec "Imaro", Saunders voulait imposer un authentique héros issu de la culture Africaine "capable de botter le cul de Tarzan" et, ce faisant, de décoloniser la littérature fantastique se complaisant dans l'image caricaturale d’un continent qui possède autant de mythes que de peuples. Sur tous ces points, Imaro est une réussite éclatante, par son style efficace, nerveux, qui sait néanmoins se poser pour des descriptions de paysages ou des séquences intimistes. Les événements transposent parfois des moments d’histoire africaine, comme cette évocation d'une terrifiante famine provoquée par une jeune prêtresse induite en erreur.

Charles Saunders déploie une mythologie qui nous est - tout du moins en Europe - presque inconnue, mêlé d’animisme et dont la complexité est étourdissante. Difficile de ne pas se perdre dans la densité des informations et dans les néologismes. Sur ce point-là, le monstre littéraire de Saunders présente des similitudes avec le "Dune" de Frank Herbert, nous embarquant sans préambule et sans explication dans un univers dont nous ne maîtrisons pas toutes les clés. Le lecteur doit s’accrocher, se faire violence pour intégrer les concepts qui défilent dans les pages. Nous nous retrouvons parfois dans la même position qu’Imaro débarquant dans les cités, incapable de comprendre les règles arbitraires qui les régissent.

Une qualité tout autant qu’un écueil qui pourra décourager certains lecteurs. Les deux derniers volumes sont particulièrement denses en événements et en descriptions mythologiques. Néanmoins, celles-ci font parties de l’intrigue et ourdissent leurs machinations impitoyables pour s'emparer du continent. Conçu - dans tous les sens du terme - pour être une "bête de guerre" à l’instar de Bohu, son double négatif, Imaro s’opposera souvent à un cheminement de vie que d’autres ont, par une manipulation psychologique des plus perverses, tracés pour lui.

Bien que les deux derniers volumes tendent à devenir plus proches de la fantasy classiques avec grandes batailles épiques - dans lesquels l’auteur n’hésite pas à avoir la main lourde sur le macabre et le gore frontal - ils n’en sont pas moins partis prenants de la trame principale et participe à sa réussite. Si "le griot" Saunders adjoint une indéniable originalité et un authentique propos à sa fantasy, il n’en paie pas moins son écu au style du Texan R.E. Howard par une même approche de la civilisation contre la barbarie. Les villes sont peuplées de citoyens lâches, cupides et de nobles oisifs, dont l’arrivisme, les poussent à marchander avec les colonisateurs, ici incarnés par le pays de Naama et leurs sorciers, les Erritens... Parfois Saunders se laisse perdre dans son récit, nous offrant parmi quelques-unes de ses plus belles pages dans l’exploration solitaire et silencieuse de pistes ténues, passant de la savane calcinée par un soleil de plomb aux forêts humides.

À l’image de son personnage, Saunders ne se fait guère d’illusion sur les siens et si les Européens sont dépeints avec une rare virulence, les habitants du Nyumbani n’échappent pas non plus à sa plume assassine. Dans le parcours d’Imaro, les lances psychologiques décochées par les siens le blesseront bien plus que les crocs et le fer des monstres et des sorciers qu’il sera amené à terrasser. Misanthrope par circonstance, Imaro tentera à maintes reprises de se dépouiller de son appartenance à une espèce humaine qui ne l’aura que trop souvent roulé dans la farine par ses interminables manigances.

Pour autant la saga - malgré la teinte dépressive qui la nimbe - n’est pas qu’un pensum indigeste, loin de là ! Saunders ménage des poches d’humour comme lors de cette altercation entre un Imaro encore ignorant des lois de la ville et un marchand paniqué ou lors de cette rencontre improbable avec un moine Shaolin [1], séquence hautement référentielle dans laquelle les deux guerriers se jaugent et se reconnaissent, au-delà de la langue, comme des patriciens d'exceptions dans leurs arts martiaux. Un pur moment tenant à la fois de la série B roublarde et de la transcendance des différences culturelles. Dans mon langage, on appelle ça du génie !

La postface de Patrice Louinet apporte un éclairage agréable et érudit sur la genèse contrariée de ce classique de l’héroïc-fantasy avec son lot d’anecdotes croustillantes ou effrayantes, comme l’abandon par l’auteur d’une intrigue qui anticipait le génocide Rwandais avec une inquiétante exactitude. En outre, cette courte présentation des pérégrinations de la saga permet de se rendre compte de la difficulté qu’a affrontée Saunders pour imposer sa vision, et son personnage auprès de commerciaux normatifs, affublant parfois le titre d’illustrations honteuses.

Charles Saunders a mis fin à sa carrière de griot littéraire après avoir achevé la saga d'Imaro dans les années 2000. En dehors de quelques nouvelles éparses - se déroulant dans le Nyumbi, mais n'impliquant pas forcément Imaro -, il n’officiera plus que comme journaliste dans des revues spécialisées dans l’histoire de la communauté noire au Canada.

 

Gernier

 

[1] - On est alors dans les années 70 et la pop-culture du moment baigne dans la Blaxploitation et les Kung-Fu flicks, ceci expliquant cela...

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