Dieu est mort. Non pas au sens philosophique dont l'entendait  Nietzsche mais véritablement, littéralement. Son corps, long de trois  kilomètres et pesant plusieurs millions de tonnes, dérive sur l'océan  Atlantique. Prévenu par les anges, le Vatican entend bien étouffer  l’affaire au plus vite.
Anthony Van Horne, capitaine au long cours  récemment radié pour avoir été responsable d’un désastre écologique, est  donc chargé par l’ange Gabriel de rapatrier par supertanker le Corpus  Dei jusqu’en Arctique où a été emménage un iceberg qui fera office de  tombeau. Seront aussi notamment du voyage le père Ockham, un jésuite, et  Carrie Fowler, une rationaliste doublée d'une féministe dure .
Commence  alors un voyage qui ne sera pas de tout repos, le Valparaiso se  retrouvant bientôt contrarié dans sa tâche par toute une série  d’événements dont le corps sera l’enjeu : libres-penseurs cherchant à  détruire cette preuve encombrante allant à l’encontre de leur  philosophie autant que féministes enragées acceptant de fort mauvaise  grâce l’idée que Dieu rassemble tous les attributs de la gente masculine  phallocrate. Mais au-delà de ces considérations passablement  terre-à-terre, c'est surtout la révélation de la mort de Dieu (et donc  de son existence enfin prouvée) qui amène une foule de questions :  comment Dieu peut-il mourir ? Et dans ces conditions, la foi a-t-elle  encore une raison d’être ? Et par quoi la remplacer ? Ce choc et ce vide  métaphysique entraîne les pires conséquences et mène l’équipage jusqu’à  la folie, transformant le digne rapatriement funéraire en hystérie  collective dont le point culminant sera une mutinerie et l’échouage sur  une île étrange subitement surgie de l’océan où les marins déboussolés  se mettent à dresser les idoles de dieux païens oubliés et se livrent au  meurtre, à la débauche, à l’équivalent des jeux de cirque de l'antique  Rome, pendant que la chair du Grand Trépassé sert de matière première à  des hamburgers-eucharistiques.
Il faudra pourtant bien calmer les  esprits, retrouver un semblant de repères et tenter de mener la mission à  son terme.
Fils spirituel de Voltaire et de Jonathan Swift,  James Morrow façonne depuis le début de sa carrière un ensemble de  textes satiriques dont le sujet central est la religion et les croyances  en général.
Difficilement classable, son œuvre dépasse parfois le  cadre du fantastique et de la science-fiction (à ce sujet, on notera que  le roman a été réédité au Diable Vauvert, maison d’édition privilégiant  souvent une littérature très marquée par les genres de l’imaginaire  mais sans ressentir le besoin de lui coller une étiquette).
C'est  particulièrement le cas ici, où faute de mieux, J'ai Lu l'intégra, de  manière très discutable à mon sens, dans sa collection SF.
Quoiqu'il  en soit, le regard qu'il porte sur son sujet de prédilection, loin de  convoquer avec complaisance les images saint-sulpiciennes si ce n’est  pour s’en moquer, est furieusement iconoclaste, délirant, mais aussi  pétillant d’intelligence, d’audace et d’humour.
L'auteur semble ne  se refuser aucune vision excessive, aucune idée loufoque, aucune  excroissance de l'imagination qui pourrait faire reculer certains de ses  confrères.
Pour autant, En remorquant Jéhovah est un roman  maîtrisé de bout en bout, qui ne tombe pas dans le n'importe quoi, dans  le procédé qui consisterait à accumuler simplement les scènes propres à  figurer dans un répertoire des bizarreries dont les littératures de  l'imaginaire offrent le terrain de jeu idéal. Pour amusantes qu'elles  soient (le père Ockham et une bonne sœur dansant sur le corps du  Créateur non loin de son... nombril - l'idée que Dieu puisse avoir un  nombril pose une question troublante et c'est le genre de détail dont  Morrow a le secret pour interpeller le lecteur), elles servent une  histoire finalement empreinte d'une gravité crépusculaire où la mort du  Créateur de toutes choses renvoie de facto les personnages à  reconsidérer leur place dans le monde après le premier choc et les  égarements qui suivent, qu'ils soient croyants ou non. D’ailleurs,  Morrow se garde bien de prendre parti : malgré son approche  irrévérencieuse, voir blasphématoire pour certains, on sent bien que  l'auteur renvoie finalement dos à dos autant les adeptes d'une laïcité  trop sûre d'elle autant que ceux dont la foi aveugle pousse aux pires  extrémités.
Morrow regarde tout ce petit monde, goguenard et non  moralisateur, préférant y glisser sans en avoir l'air une critique plus  subtile, plus insidieuse et finalement plus efficace que de tirer à  boulets rouges sur les uns et les autres.
Mais au-delà de ces  considérations, En remorquant Jéhovah est aussi un grand roman  d'aventures maritimes qui en reprend d’ailleurs les principaux  ingrédients (voyage, tempête, mutinerie, naufrage) et les événements  s'accumulent avec un sens du rythme exemplaire, qui maintient l’intérêt  du lecteur éveillé quand ce ne sont pas les nombreuses scènes farfelues  qui s'en chargent !
J’ajouterai que l'imagination débridée dont fait  preuve l'auteur n'empêche pas le roman de demeurer curieusement réaliste et, si le mot peut paraître déplacé au vu du sujet, c’est probablement  du fait que les situations délirantes n’étouffent pas des personnages  assez consistants, bien campés, qui parviennent à exister au-delà de  leur caractérisation du type capitaine en disgrâce / père  d'église / féministe rationaliste / rudes marins au caractère rugueux et  violent.
Il crédibilisent donc, par leur présence, un postulat et  des situations qui auraient pu faire sombrer le lecteur dans une  fantaisie trop "foldingue", proche du surréalisme, sans points  d'encrage avec la réalité.
En remorquant Jéhovah, premier  volet d'une trilogie qui compte également Le jugement de Jéhovah et La grande faucheuse, est un roman dont je recommande  chaudement la lecture, aussi divertissante qu'intelligente : conte  philosophique, récit d’aventure, satire de la religion et d'une certaine  Amérique, récit truculent qu'aurait pu apprécier un Rabelais (autre  influence littéraire, je pense), réflexion caustique sur les croyances  et la notion toute relative du libre-arbitre.
Et son auteur reste  probablement un des plus originaux et atypiques que j'ai pu lire.
Et  un de mes préférés.
Note : 9/10
 
Ragle Gumm
 
A propos de ce livre :
 
- World Fantasy Award 1995
- Site de l'auteur : http://www.jamesmorrow.net/