Russell, Ken
Écrit par Mallox   

Très controversé, Ken Russell, nous a quitté ce 27 novembre 2011...

 

 

 

Très controversé, Ken Russell, qui vient de nous quitter ce 27 novembre 2011, a rapidement tourné le dos au réalisme. Une manière pour cet iconoclaste d'explorer les arcanes de la création artistique. Gothiques et baroques, ses films sont d'un visionnaire flamboyant.

C'est du reste cette même effervescence décorative et dramatique, caractéristique primale de ses films, qui a le plus souvent opposé ses admirateurs et ses détracteurs : histrion à la vulgarité narcissique et ostentatoire pour les uns, créateur émérite de formes cinématographiques pour les autres, le réalisateur britannique a contribué fortement, quoi qu'il en soit, à la liquidation des traditions de bienséance de l'Angleterre Victorienne et à la libération d'un tempérament national farouchement individualiste et volontiers barbare. Profondément élisabéthain, Ken Russell a constamment témoigné d'une passion irrévérencieuse à l'égard des grandes destinées musicales et artistiques, d'un sens peu commun des attitudes et des comportements les plus paroxystiques, ainsi que d'une véritable haine envers toutes les formes d'oppression politique, religieuse et morale. Du reste, dans cette perspective, sa conversion au catholicisme n'a pas été le moindre défi d'un homme irascible, décidé à en finir avec le puritanisme et à brandir la foudre et le tonnerre dans l'obscurantisme d'une Angleterre ligotée et imbécile.

- Un réalisateur et un styliste :


Cinéaste de rupture, Ken Russell a vite tourné le dos aux systèmes de représentation traditionnels, usant de la parodie, de l'allégorie et de l'imaginaire pour mieux accéder au réel. Ainsi une œuvre comme Les Diables tournait en dérision dès 1971 le réalisme historique le plus élémentaire, pour livrer un film où la violence est incarnée, l'hystérie non intellectuelle, et les passions et délires collectifs exprimés avec une rare puissance.

 

 

Né en 1927 à Southampton, Ken Russell s'est toujours considéré comme un styliste, très préoccupé des moyens spécifiques à la technique cinématographique. Ancien élève du Pangbourne Nautical College, il a servi dans la marine marchande, puis dans la Royal Air Force, avant de danser avec la Ny Norsk Ballet Company, puis d'entamer ensuite une carrière de comédien au Garrick Player. Bientôt photographe de mode, il fut très tôt attiré par le cinéma. Ce que ses détracteurs et admirateurs ignorent assez souvent, c'est que le bonhomme se signala, dès la fin des années 50, comme l'un des réalisateurs les plus tumultueux de la télévision britannique. Influencé par Eisenstein, Welles, mais aussi Fellini, Ken Russell n'a jamais manqué une occasion d’introduire, dans ses films pour le grand écran, une réflexion sur son art et support, ni d'y glisser des clins d’œil cinéphiliques.

 

 

On rappellera que le thème central de son premier film, French Dressing en 1964, était le cinéma en tant qu'art et industrie. Il s'agissait d'une comédie dont le théâtre était une station balnéaire qui, afin d'attirer les touristes, organisait un festival de cinéma. Une thématique centrale que l'on retrouvera plus tard, en 1977 dans Valentino, lequel démystifiait de façon fort pertinente et très ironique le "star system" hollywoodien.
Côté clins d’œil, on ne manquera pas de citer celui présent dans Un cerveau d'un milliard de dollars (1967), réjouissant autant que singulier film d'espionnage, dans lequel des agents secrets britanniques et soviétiques s'alliaient pour mettre en échec les projets d'un milliardaire américain fou : l'histoire se terminait par une bataille sur la glace directement issue de celle présente dans le Alexandre Nevsky d'Eisenstein. Ailleurs, entre autres, on trouve de nombreuses allusions aux ballets de Bubsy Berkeley dans The Boy Friend (1971) ou bien encore une parodie échevelée de Charlie Chaplin dans son Lisztomania (1975).

 

 

- Russell le conflictuel :


Très tôt donc, Ken Russell avait déconcerté bon nombre de mélomanes avec ses portraits de compositeurs, faisant fi des conventions historiographiques classiques. Bientôt, la limite fut considérée comme franchie et le cinéaste porta à son comble sa démarche dans une biographie polémique et caricaturale de Richard Strauss, Dance of the Seven Veils : A Comic Strip in Seven Episodes on the Life of Richard Strauss, en 1970. Le parti-pris consistait à faire voler en éclat les clichés, à pulvériser les légendes, et au final à faire redescendre les légendes de leur piédestal afin d'en mieux capter les détails intérieurs. C'est ainsi que l'imagerie suave et romanesque qui entourait le personnage de Piotr Ilitch Tchaïkovski, dans l'esprit du grand public, se trouvait complètement mise à mal, ridiculisée, dans Music Lovers (1971), par une vision flamboyante et forcenée. Le compositeur y était un homosexuel pour qui la création artistique passait par une infernale sarabande de conflits intimes, de passions obscures et de tourments moraux.

 

 

La restitution de cette réalité intérieure, à laquelle de toute évidence le réalisateur s'identifiait, conduisait sa mise en scène à s'écarter des conventions d'apparence au profit d'une représentation le plus souvent hyper-symbolique. Un processus qui s'accentuera dès 1974 avec Malher, dont la structure narrative fut carrément fondée sur les œuvres du compositeur autrichien. Ken Russell aimait à affirmer que c'était Malher lui-même qui lui avait dicté le scénario, sa musique lui ayant inspiré la forme, celle d'une ronde. Une forme de ronde qu'il nommait AB, AC, AD, AE, etc... Dans le cas présent, A, de son point de vue, représentait l'amour de Malher pour sa femme. BCDE... représentaient toutes les variations sur le thème de la mort.
Ainsi, Ken Russell plaçait son personnage dans un ouragan de conflits concentriques qu'il articulait de façon quasi musicale : conflit entre l'amour que portait Malher à sa femme, Alma Schindler, et les humiliations qu'elle lui faisait subir ; conflit entre ses origines juives et son adhésion romantique à la culture germanique ; conflit entre son extraordinaire carrière de chef d'orchestre et, par voie de conséquence, la contrainte de n'être qu'un "compositeur de l'été" ; conflit entre ses admirations (Beethoven, Wagner, Bruckner) et sa volonté d'être un créateur complètement original. Tout cela, à quoi s'ajoutait encore une série de conflits secondaires et plus anecdotiques ; le cinéaste en donnait une synthèse jusqu'au-boutiste, exclusivement poétique et métaphorique, mais au terme d'une investigation psychique et d'une analyse musicale exhaustives. Jamais, jusque là, un film n'avait proposé une telle sorte de traduction cinématographique d'une écriture musicale : celle de Gustav Malher consistant à épuiser "toutes les ressources techniques dont dispose un musicien", comme il le proclamait lui-même ; il suffisait de remplacer "musicien" par "cinéaste" pour avoir quelque idée du Mahler de Ken Russell.

 

 

Après Tommy en 1975, une transposition talentueuse - bien que datée aujourd'hui car paradoxalement trop sage et trop classique - d'un opéra-rock de Pete Townsend, le cinéaste donna à nouveau libre cours à ses fantasmes les plus gothiques et baroques dans le délirant Lisztomania, caricature extrêmement féroce de tout un pan de la culture romantique, dans laquelle Roger Daltrey incarnait Franz Liszt et l'ancien batteur des Beatles Ringo Starr un pape résolument blasphématoire. Plus caractéristique du style Russell que Tommy, on retrouvait notamment l'inimitable approche de l'auteur dans le traitement infligé à Richard Wagner, envers qui le réalisateur nourrissait une haine extrêmement ambiguë. L'auteur de la tétralogie apparaissait comme un monstre grotesque qui, à la manière de Dracula, aurait sucé le génie de Liszt afin de se l'approprier et qui, tel Frankenstein cette fois, se serait enfermé dans un château funèbre à la lisière d'un ghetto de l'Europe centrale pour préparer l'avènement du surhomme dans le secret d'un laboratoire digne d'un docteur Jekyll national-socialiste...

 

 

Ensuite, Ken Russel signe Au-delà du réel, dans lequel il pousse son esthétique jusque dans les plus extrêmes conséquences. Film de science-fiction cosmique, c'est aussi un film plus sage, moins provocateur, invitant même le spectateur à ouvrir ses horizons spirituels. Un opéra cosmique, en quelque sorte, dans lequel seraient convoqués des poètes comme Antonin Artaud ou Louis-Gabriel Michaud, ainsi que des peintres tels que Paul Delvaux ou Jérôme Bosch.
Dans Altered States, se trouvait affirmée, de manière paradoxale (un jeune chercheur américain faisait, par la drogue, une expérience de régression à l'état animal) la passion du réalisateur pour la liberté et l'intégrité humaines. Cette passion, consubstantielle à ses grandes "biographies" musicales, avait trouvé une expression directe et volontaire dans trois de ses autres films les plus révélateurs de sa carrière : Love, en 1969, est une superbe et très subtile adaptation d'un roman de D.H Lawrence, Les Diables (1971), sur la célèbre affaire des possédées de Loudun, ainsi que l'admirable et trop souvent occulté Messie sauvage (1972). A travers la vie brève et fulgurante du sculpteur français Gaudier-Brzeskan, Ken Russel livrait une bouleversante parabole sur la destinée de l'artiste confronté, dans son travail, à la cruauté de la société marchande, à l'incompréhension, au doute, à l'amour ainsi, enfin, qu’au néant.

 

 

- Déclin et incompréhension :


Après trois années, durant lesquelles Ken Russell a du mal à s'entendre avec les dirigeants de la télévision britannique jusqu'à ne livrer qu'un pur documentaire de commande sur les planètes, celui-ci revient sur grand écran avec Les Jours et les nuits de China Blue. Pour beaucoup de critiques, c'est le début de la fin, et le cinéaste est au crépuscule de sa carrière qui durera pourtant encore vingt ans. L'accueil est froid et, à bien y regarder, l'on s'aperçoit que les plus négatives critiques sont rédigées de la plume de gens qui jamais n'ont apprécié les films de Ken Russell. Taxé de vulgaire à tout va, de ridicule et de kitsch religieux, le film, il est vrai, révélait une sorte de transmutation chez un cinéaste creusant son sillon du baroquisme. Sont-ce les tabous sociaux qui ont régressé et rendu obsolètes des messages à caractères progressiste et libertaire ? Toujours est-il que pour la première fois le réalisateur tombe dans le propre piège qu'il dénonce. Empreint d'une certaine pudibonderie, cette seconde incursion aux États-Unis incarna alors pour beaucoup le déclin d'inspiration d'un cinéaste coincé dans un pays dont il tente de mettre à mal les carcans moraux. Si la religion est encore très présente aux États-Unis, elle est aussi en régression. Sur ces bases, le film acquiert rapidement une réputation de "coup d'épée" dans l'eau. Un argument qui sera repris assez souvent ensuite à travers le monde. A l'instar d'un Lars von Trier aujourd'hui, le cinéaste (tout provocant qu'il soit resté) semble revenir à des considérations plus basiques comme celle de l'existence de Dieu, et les pratiques morales et physiques effectuées en son nom. Dommage car China Blue offrait un portrait de femme émancipée plus subtil qu'on ne l'a supposé, tout en continuant, de façon symbolique, à fustiger des valeurs morales ayant jusque là spolié la femme de son propre corps. Autant dire qu'il s'agit pour Ken Russell d'une période difficile où paradoxalement il se heurte comme jamais à la censure, alors qu'il continue de pratiquer ce qu'il n'a jamais cessé de faire. En ces temps où les Golden Boys commencèrent à régner sur l'industrie cinématographique, et que le cynisme qui allait de pair grandissait, les esprits contestataires se sont vus systématiquement rejetés dans une décennie pourtant fortement marquée par un mauvais goût que chacun s'accorde aujourd'hui à constater. Un mauvais goût finalement mis au premier plan par Ken Russell de façon volontaire. L'Amérique ne lui a pas pardonné d'avoir voulu se faire le miroir social de son propre état des lieux et comme souvent, le mimétisme aidant, Ken Russell eut de plus en plus de mal à monter ses projets. D'autant que son esprit indépendant s'accordait systématiquement très mal avec les nouvelles méthodes de productions, plus mercantiles. Demander à un tel cinéaste de livrer des films plus grand public marqua son chant du cygne...

 

 

C'est avec un nombre d'espérances déçues que Ken Russell revient alors en Angleterre, afin d'y retrouver plus de liberté créatrice. Hélas, lorsqu'il sort Gothic en 1986, il se heurtera à la même incompréhension. Taxé de nanar à tout va dans une époque où la fantaisie et les excès ne semblent plus de mise, et dans un paysage cinématographique où les "Buddy Movies" le disputent au cinéma d'auteur à tendance consensuelle, cette relecture de la genèse du "Frankenstein" de Mary Shelley faisait pourtant preuve d'une belle inventivité et vitalité. Moins réussi, mais pourtant pas désagréable pour autant, Le Repaire du ver blanc commence surtout à montrer les limites d'un cinéaste à bout d'inspiration, peinant dorénavant à donner vie et crédibilité à ses scripts, moins bien articulés et même, on peut le dire, mal dégrossis, par rapport à ses variations sur les compositeurs musicaux. Alors sexagénaire, Ken Russell vieillit assurément. Et il vieillit dans une société dont les nouvelles donnes sont exactement ce que le cinéaste a toujours fustigé dans ses films autant que dans ses déclarations.

 

 

Les années 90 sonneront définitivement le glas d'un cinéaste qui demeure à ce jour essentiel, et dont les œuvres des années 60 et 70 sont chacune à visiter, formant même une œuvre ressemblant à un puzzle à recomposer. La Putain avec Theresa Russell, en 1991, marquera même un divorce entre ses admirateurs d'antan et l'état d'esprit d'un cinéaste vieillissant mal. Tentant de refaire le coup de China Blue, La Putain est un pensum indigeste dans lequel Russell se parodie. Heureusement, il peut toujours compter sur ses amis fidèles comme Oliver Reed pour venir participer à quelques projets télévisuels pourtant moins percutants qu'auparavant. En témoigne une vision assez classique de l'affaire Dreyfus dans Une affaire d'honneur, qu'il tourne pour la télévision en 1991. Lui qui a su si bien illustrer D.H. Lawrence avec Love se vautrera également avec un Lady Chatterley peu inspiré. La suite et la fin de sa carrière sera davantage placée sous le signe de la récupération, et le prestigieux cinéaste tournera même des émissions de Reality Show.

 

 

Il semble, le temps passant, que Ken Russell avait abandonné la bataille. Il n'en reste pas moins (de par les jalons qu'il a posé ici et là dans un paysage cinématographique qui ne serait certainement pas le même sans lui, ce, durant plus de 30 ans) qu'il a gagné sa guerre contre l'oppression politique et morale, ainsi qu'une petite place dans un paradis profane.

 

 

Mallox (29 novembre 2011)