Entretien avec Alexandre H. Mathis
Écrit par Francis Moury   

 

A l'occasion de la sortie du DVD de OUTRE TOMBE, film-fleuve (422 min) expérimental produit, écrit, réalisé et monté par Alexandre H. Mathis avec la légendaire Pamela Stanford dans le rôle principal, Francis Moury nous propose un entretien (version revue et corrigée) avec le réalisateur dans lequel ils évoquent OUTRE TOMBE mais aussi la carrière atypique d'Alexandre H. Mathis (alias Herbert P. Mathese), également auteur de romans, essais et autres écrits sur le cinéma dont l'indispensable José Bénazéraf la caméra irréductible (Clairac éditeurs - 2007).

 

 

OUTRE TOMBE est disponible en coffret 4 DVD avec 45 mn de bonus + livret 52 pages (tirage limité de 249 exemplaires), directement sur le blog d'Alexandre H. Mathis et auprès de la société d’édition RE:VOIR Vidéo

 

 

Entretien avec Alexandre H. Mathis sur son film fantastique OUTRE TOMBE (Fr. 2018)

(Entretien accordé à Francis Moury, 16 décembre 2019)

 

 

Francis Moury : Avant de parler de Outre Tombe, ce film fleuve fantastique expérimental underground que vous avez produit, écrit (c'est un ciné-roman stricto sensu), réalisé et monté en indépendant absolu, je souhaiterais que vous me parliez de vous et dresser un peu votre biographie esthétique. Quand vous étiez adolescent, quel était votre genre cinématographique préféré ? Ou bien aimiez-vous tous les genres de films ?

Alexandre H. Mathis : Au départ, pendant des années je n'avais vu que des films dits "d'époque". Guerre et Paix. Les Derniers jours de Pompéi. Ben Hur. Spartacus. Alexandre Nevski. Ivan le Terrible. Lawrence d'Arabie. Je n'aimais aucun genre particulier. Je suis entré dans les cinémas pour une photo affichée, le visage d'une actrice que je ne connaissais pas avant d'entrer, après Jean Marais il y a eu Le Comte de Monte Cristo et Mathias Sandorf avec Louis Jourdan. Michel Strogoff avec Curd Jurgens. Je voyais des peplums à 1 franc 20 à 15 h au Ciné-Théâtre des Gobelins. J'ai découvert Belinda Lee au Kursaal dans la même avenue des Gobelins. Il y a eu une période Robert Hossein avec quelques pépites comme Les Grands chemins, Les Yeux Cernés et Le Vampire de Dusseldorf. Tout ça très jeune. Je me souviens que Jean Gourguet en personne devant l'Escurial m'avait demandé avant d'entrer pourquoi je venais voir Kapo, d'ajouter que ce n'était pas un film pour les enfants, ce n'est pas ça qui m'a empêché d'entrer. Après avoir quitté Paris, j'ai vu n'importe quoi, du moment que c'était du cinéma et sans distinction aucune, étant en pension à Loches, je m'envoyais le dimanche Le Gentleman de Cocody.... entre autres films improbables que je ne serais pas allé voir si j'avais eu le choix, j'ai tout de même vu à Loches Jason et les Argonautes, qui sortait de la grisaille. Grâce à un ami j'ai découvert Comme un torrent un dimanche au Mac Mahon, à Toulon : Répulsion, Les Diaboliques, La Pampa sauvage de Hugo Fregonese... je voyais presque tout. En revenant à Paris, en 1967, ce cinéma tout à coup m'intéressait moins, il y avait le choix, pour me diriger vers le cinéma underground qui sortait au Studio-Gît-le-Coeur ou au Racine (j'avais raté les sorties de La Pagode), avec Kenneth Anger, Ron Rice, Francis Conrad, European Diary de Taylor Mead qui est un film très coloré au montage haché que j'aimerai revoir... cela sortait du quotidien et Godard essentiellement. Et puis il y eut Edouard Luntz, Nikos Kondouros, Jacques Tourneur, Bava au Racine, Pasolini, Hitchcock, Lang, Walsh dont je connaissais déjà La Charge de la 8è brigade, les westerns d'Anthony Mann, etc. Je voyais aussi bien Après le crépuscule vient la nuit de Rune Hagberg, récurrent à Ulm que L'Allumeuse avec Dominique Boschero à l'Atomic place de Clichy ou Galia à l'ABC, le cinéma de Boublil alors "le plus moderne d'Europe" en face du Midi Minuit.

Francis Moury
: Quels étaient vos cinéastes préférés à cette époque ?

Alexandre H. Mathis : Beaucoup Godard, j'avais déjà vu Pierrot le fou et Masculin Féminin avant d'avoir les 18 ans requis pour entrer dans le cinéma, et puis des films muets, le Nosferatu de Murnau.... Le Vent de Sjöström, Bergman après avoir vu Persona, Griffith, Vivre à tout prix de Schloendoff. Des films comme Dutchman d'Anthony Harvey avec Shirley Knight que l'on peut qualifier d'underground. Adjectif que je préfère à celui d'expérimental. Il y avait un choix extraordinaire à l'époque. Il y avait des cinémas partout au quartier latin, avec chacun sa spécificité. Bellochio, Bresson.... J'aime énormément Terence Fisher, et plus particulièrement son dernier film, je suis moins fervent de certains autres films de la Hammer que je voyais aux 3 Luxembourg entre un Jerry Lewis ou un Fuller.

Francis Moury : Et aujourd'hui ? Je me souviens que vous aviez défendu des films tels que Full Circle (Le Cercle infernal, USA 1977) de Richard Loncraine, Profondo Rosso (Les Frissons de l'angoisse, Ital. 1976) de Dario Argento donc la réponse m'intéresse en tant qu'historien du cinéma fantastique.

Alexandre H. Mathis : Oui, personne n'est parfait ! Aujourd'hui c'est loin de moi. J'aime encore beaucoup Profondo Rosso qui est certainement le chef d'oeuvre d'Argento. Ses autres films depuis m'ennuient, déjà par leur tonitruance, visuelle et sonore. Je lui préférerai Lucio Fulci... encore que ! ou Freda, pour ses premiers films surtout. Je préfère évidemment Tod Browning. J'ai revu récemment Full Circle sur un dvd pourri. Le film est suintant de musique. L'emploi de la musique au cinéma est rance souvent. La plupart sont loin de l'utiliser comme Billy Wilder dans Assurance sur la mort. On met de la musique sur tout. Bientôt il y aura de la musique sur les informations. On voit un documentaire sur les animaux c'est inondé de musique. Dans Outre Tombe, il n'y a presque pas de musique. La musique de Gustav Holst dans l'ouverture est une musique signifiante, celle du personnage, et on la retrouve à différents moments de façon éphémère. Il doit y avoir en tout vingt minutes de musique sur sept heures de film.

 

 

Francis Moury : Venons-en à présent à Outre Tombe. Son écriture est certes placée sous les auspices littéraires de Dante, de Théophile de Viau, d'Edgar Poe (parmi d'autres et parmi des dialogues originaux) et sa mise en scène oscille entre insolite, fantastique et poésie pure mais, au fond, quelle fut l'étincelle, la source d'inspiration initiale ? Je veux dire : de quoi êtes-vous parti ? De l'idée toute simple (mais si complexe à réaliser) de tourner un film de fantôme ? De la possibilité d'offrir un écrin cinématographique définitif à Pamela Stanford qui fut une des actrices les plus stupéfiantes du cinéma français des années 1970 ? D'une autre idée ?

Alexandre H. Mathis : Honnêtement, je ne sais pas. Il n'y avait pas de scénario. Avec Pamela on avait commencé Lady Usher's Diary, lointainement inspiré d'Edgar Poe, je dis lointainement parce que j'ai inversé les rôles. C'est Roderick Usher qui est absent, et Madeline Usher toujours présente. Usher est un film d'intérieur, plutôt. Le genèse d'Outre Tombe a dû venir dans les ruines de l'église de Saint-Gayrand, omniprésente, comme un pôle d'attraction incantatoire dans Outre Tombe, et Pamela m'a parlé d'une feuille imprimée parmi d'autres qu'elle avait vue dans l'église où il était question d'une Catherine Lapeyre, lynchée par les villageois après un procès pour sorcellerie au dix-septième siècle. Après, on a dû se retrouver dans ce que nous avons appelé "notre Tchernobyl", cette zone délétère avec des maisonnettes abandonnées, marquées de tags "gothic", près d'un premier passage à niveau, et de l'usine JLG, où l'on a eu immédiatement les jambes bouffées par des insectes microscopiques, provoquant des démangeaisons épouvantables pendant plusieurs semaines. On y est retourné pourtant plusieurs fois, et puis l'idée de filmer les trains est venue je ne sais plus comment. On a fait toute une série de passages à niveau, j'avais remarqué que les passages à niveau pouvaient se refermer ou s'ouvrir n'importe quand, des fois pendant le passage d'un train. J'ai manqué ainsi, pour la scène nocturne des trains, une barrière se relevant alors qu'un TGV passait heureusement sur la voie opposée, une voiture allait s'engager. J'avais arrêté la caméra une seconde avant, après un train précédent. Les trains dans cette séquence sont totalement abstractisés. D'où l'idée des trains fantômes. On peut se demander ce qu'ils transportent. Souvent des marchandises, des déchets plutôt. Ce qui renvoie également aux avions, que transportent-ils ? On peut en déduire une population éliminée... Ce n'est pas dit, bien sûr.

Francis Moury : Ne pourrait-on pas dire que Outre Tombe a commencé à être tourné en 1976 puisque l'un de ses leitmotivs graphiques récurrents est cette photographie fantastique en surimpression, dès la prise de vue, de Pamela Stanford hurlant devant une stèle du cimetière de Montmartre ? Image qui pourrait être considérée comme un fil rouge dans votre oeuvre autant cinématographique que littéraire puisqu'elle illustre aussi la quatrième de couverture de votre biographie fantastique Edgar Poe – dernières heures mornes (éditions E-dite, Paris 2009) ?

Alexandre H. Mathis : Oui et non. L'image dont vous parlez était destinée à un film que je devais faire avec Pamela en 1976, qui se serait appelé Pamela – Opium le miroir opale, j'ai encore la lettre d'Éric Duvivier qui tenait alors le cinéma Le Seine, m'écrivant qu'il était intéressé pour sortir le film. Howard Vernon, Yves Afonso étaient d'accord pour tourner à l'oeil. Hubert Deschamps n'avait pas dit non. Personne n'a voulu produire le film, qui était le budget d'un porno. Sans être un porno. Ca ne les intéressait pas de faire de "l'art et essai pointu". Et cette image était en rapport avec ce film qui n'existe encore que dans ma tête (un peu comme Roderick Usher qui vivait avec ses images dans mon Usher), et ça a peu de rapport avec Outre Tombe, si ce n'est cette image elle-même que j'ai utilisée parce que je la trouvais belle, mais si je ne l'avais pas eue, j'aurais pu en recréer une autre. Disons qu'elle crée une distance dans Outre Tombe, en donnant à Pamela Stanford un autre visage du passé... qui peut s'accorder, oui, avec le sujet.

 

 

Francis Moury : Vous avez filmé, une fois l'histoire définie dans ses grandes lignes, en improvisant constamment, en suivant l'inspiration du moment et du lieu ou bien il y avait un découpage préalable, un story-board ? Je pense à la conception de quelques surimpressions plus sophistiquées que les autres, bien qu'il n'y ait pas d'effets spéciaux stricto sensu ? En somme, ce film-fleuve fut-il réalisé à la caméra ou bien partiellement dessiné (même mentalement) avant le tournage ?

Alexandre H. Mathis : L'histoire s'est créée à mesure, avec les trains, cette femme, seule sur Terre, qui marche sans arrêt, qui ne trouve plus signe de vie nulle part, si ce n'est que des poissons minuscules lors de la scène de la plage, où apparaissent des scènes d'un passé qu'elle n'identifie pas, et les animaux qui semblent seuls avoir été épargnés par la colère de Dieu comme elle le dit vers la fin en anglais quand elle repasse dans un champ de maïs mystérieusement rasé. On s'est servi de ce que l'on avait sur place, les brides de phrases fantômes qu'elle entend, sans jamais voir les personnes qui les prononcent, pour cela que j'ai sous-titré le film Haunted Earth, les miasmes de la vie passée sont là, pour cela aussi que le personnage cueille une fleur à différentes reprises, une façon de se rattacher à la vie. Cela venait de Pamela. Et les tournesols se sont imposés en les découvrant. Il n'y avait pas une ligne de scénario. J'avais le film dans la tête. Par contre, il y a un découpage de 200 pages pour le montage qui a duré plus d'un an avec Alain Deruelle. Les surimpressions ont toutes été faites avec des images réelles. Il n'y a aucune image de synthèse. Les surimpressions d'Outre Tombe, pour moi, renvoient aux surimpressions de films underground américains des années 1960, cela a totalement disparu du visage du cinéma depuis l'extinction de ce cinéma que j'avais découvert vers 1967. Le film s'est fait au jour le jour, je voulais un ciel plombé, métallique, quand la météo s'y prêtait. On a parcouru une partie de la Gironde, de l'Aquitaine, pour filmer des lieux précis, des lavoirs, sources d'eau, pour trouver des vestiges de cinémas à l'abandon. Et puis les ruines ça et là. Pamela m'a dit alors : tu fais une drôle de pub pour la région ! Je ne crois pas que j'aurais pu faire le film avec une autre actrice. Ça lui tenait à cœur. On était un peu possédés par le personnage, sans savoir à l'avance ce que ça allait donner bien sûr.

Francis Moury
: Quel fut le budget global ? Y compris celui de sa distribution vidéo puisque vous agissez en indépendant du début à la fin ? Seconde question liée : comment distribue-t-on matériellement aujourd'hui un film indépendant français en France et dans le monde (si un Anglais, un Japonais, un Américain veulent le visionner et il arrive qu'ils le veulent, d'après ce que je crois savoir) sans avoir d'EAN ni de code-barre sur le boîtier ?

Alexandre H. Mathis : Environ 16.000 euros. J'ai vendu dernièrement une très belle voiture ancienne de collection, que j'avais gardée onze ans, pour financer l'édition du coffret DVD. Pour la diffusion, le film étant édité ALL Zone, il peut être vu dans le monde entier sur n'importe quel lecteur dvd et B-Ray, je le vends moi-même à partir de mon blog où une page est consacrée à l'édition DVD. Le film a été déposé normalement à la BNF. Comme il n'y a pas de code-barre, Jacques Spohr, qui a merveilleusement supervisé la fabrication de l'édition, m'avait dit : vous ne pourrez pas le vendre à la FNAC ! C'est donc une chose que la Fnac ou Amazon n'auront pas ! C'est de l'Underground (pur et dur !). Je ne voulais pas mettre le film sur Youtube où il y a tout et n'importe quoi, où personne ne regarde les choses sérieusement. Par contre j'aimerais arriver à présenter le film dans des séances exceptionnelles, une nuit par exemple dans le théâtre antique d'Epidaure qui organise des manifestations culturelles, comme le film se déroule totalement en extérieur, et a un parfum d'éternité, le cadre s'y prêterait parfaitement. Il y a beaucoup de choses qui se vendent encore parallèlement, "Le Bulletin célinien" par exemple, périodique mensuel remarquable qui en est à sa 38è année, ne connaît pas le code barre. C'est important que des choses subsistent. Le film a été déposé normalement à la BNF.

 

 

Francis Moury : Il y a dans Outre Tombe des hommages évidents à la Nouvelle-vague française et à Jean-Luc Godard à cause de l'idée de modification fantastique minimaliste mais suffisante de la réalité pour aboutir au fantastique (Alphaville en 1965 et, en 1967, Week-End), à cause aussi de l'importance des textes écrits qui apparaissent à l'image et modifient le sens des images. Il y a un autre hommage au cinéma fantastique de Jesus Franco (l'hôtel portant son nom à côté du cinéma abandonné Le Rex à Tonneins et puis je sais que vous aimez toujours beaucoup son Dracula prisonnier de Frankenstein de 1972), peut-être, dans certains plans saturés d'une dominante colorée, à Michelangelo Antonioni (je pensais à lui à cause du Désert rouge de 1964 comme vous vous en doutiez). A d'autres cinéastes encore, non repérés mais voulus et que j'aurais ratés ?

Alexandre H. Mathis : Il y a l'usine JLG évoquée tout à l'heure, au milieu d'un no man's land – c'est le cas de le dire – mortifère, je ne pouvais pas laisser passer ça. C'est davantage un clin d'œil. Un petit hommage oui. J'aime beaucoup la première partie de Week-End, pas trop la seconde moitié. Alphaville, oui, bien que je n'y ai pas pensé une seconde. Alphaville est un univers urbain. J'avais dit ça à Kathleen du journal Sud-Ouest pour l'utilisation de décors quotidiens transférés dans un autre monde, dans ce sens-là oui. Pour l'hôtel Le Franco à côté du Rex, je ne pouvais pas laisser passer ça non plus, en fonction des films que Pamela Stanford a tournés avec Jess Franco, c'est un clin d'œil aussi par l'au-delà à Jess, dont Dracula prisonnier de Frankenstein est toujours un de ses films que je préfère. Pour ce qui est du Désert rouge, Jacques Richard avait fait une remarque approchante, je n'ai pas cherché à faire du "désert rouge", il se trouve que ça s'est présenté comme ça, un décor d'usine encore, un désert sans vie, le brouillard matinal, la saturation, volontaire, de l'image, c'est en regardant ce qui avait été filmé que j'ai aussi fait un rapprochement. J'ai revu Le Désert rouge depuis, ce n'est pas mon Antonioni préféré. Ce que je préfère dans Le Désert rouge est effectivement ces scènes nues. Les deux cinéastes les plus présents pour moi pendant le tournage étaient John Ford, pour son sens de l'espace, et Jean-Daniel Pollet celui de Méditerranée, de Bassae, que je placerai parmi les plus beaux films du monde. Il filme l'éternité. Le temps. Pollet a aussi un sens du plan fixe pour filmer un escalier, une maison, les assembler, que je n'ai revu nulle part ailleurs. C'est de la poésie pure. Pour ce qui est des intertitres, je pensais davantage au cinéma muet.

Francis Moury : Il y a un nouveau genre vidéo qui fleurit sur Youtube et qui me fascine depuis quelques mois : l'exploration brut de lieux dévastés ou abandonnés (mines de charbon au Japon et aussi bien entendu les villes nucléarisées que sont désormais la japonaise Fukushima ou la russe Tchernobyl, des châteaux, des villas, des fermes françaises, une usine textile italienne figés ou abandonnés tels quels, contenant tous les éléments matériels d'une vie passée mais disparue, d'une quotidienneté brusquement interrompue). Les vidéastes (parfois d'authentiques cinéastes, au sens strict, lorsqu'ils se révèlent inspirés) filment avec étonnement, amusement, cynisme ou un froid détachement voire parfois une sorte de passion brûlante les traces de vie qui subsistent encore dans ces lieux : meubles, murs, VHS, vêtements, affiches ou tableaux, photos (qu'ils "floutent" parfois mais pas toujours). Cette nouvelle poétique des ruines a une saveur apocalyptique et fantastique contemporaine : ce n'est plus tout à fait celle de Diderot ni celle du roman noir anglais gothique du dix-huitième siècle. Outre Tombe me semble un précurseur, au fond, de ce nouveau genre. Il me semble aussi l'héritier, à certains moments, de classiques du cinéma fantastique plus anciens qui avaient cette idée graphique simple mais efficace de faire déambuler un être humain ou un petit groupe d'êtres humains dans une ville, après la fin du monde : Target Earth (USA 1954) de Sherman A. Rose, Five (Les Cinq survivants, USA 1955) de Arch Oboler, Le Monde, la chair et le diable (USA 1959) de Ranald McDougall, The Last Man on Earth (USA-Ital. 1964) de Sidney Salkow et Ubaldo Ragona, The Omega Man (Le Survivant, USA 1971) de Boris Sagal. Vous aimiez ces films apocalyptiques (les deux derniers adaptés de Richard Matheson) ? Vous y avez songé en tournant certains fragments de Outre Tombe ?

Alexandre H. Mathis : Oui, j'en ai vu certains, mais je ne pensais qu'à Outre Tombe. Pour les premiers dont vous parlez, c'est fascinant cette vie disparue, mais pour la narration il me faut la fiction. C'est vrai que l'on peut faire un parallèle avec The Last Man on Earth. La marche pour survivre est une ascèse passionnante. Cependant l'héroïne d'Outre Tombe est perdue dans le temps, un peu comme l'un des cosmonautes de 2001 l'Odyssée de l'espace. Il y avait ça dans le roman Les Condors de Montfaucon, l'un des personnages est propulsé dans un temps antérieur, au-delà des ruines urbaines parisiennes déjà présentes. Cette Terre en ruines, post apocalyptique dans Outre Tombe puisqu'il n'y a plus personne de vivant à part elle, et les animaux, et les plantes, ne présentait pour moi son intérêt que par l'opposition Mort omniprésente partout, et Elle, vivante. Je me suis rendu compte après que l'émotion du vécu doit venir de là. Et le fait que l'on y croit crée cette émotion même si on ne la perçoit pas vraiment consciemment. Je m'en suis rendu compte longtemps après, en revisionnant le film pour vérifier telle ou telle chose. Mais encore une fois, je ne pouvais pas prévoir au tournage ce que ça donnerait. Le film s'est aussi beaucoup fait au montage. Une chose par contre à laquelle j'ai pensé en le filmant, c'est le camion de pompiers qui ressemble franchement à un camion de poubelles franchissant le passage à niveau, que l'héroïne revoit imaginairement dans l'épilogue aérien, m'a fait penser, en le filmant, de façon impromptue, tout comme le paralytique semblant provenir d'une hallucination, au Soleil vert de Richard Fleischer. La question qui m'est venue de suite était : que transporte ce camion ? Que transportent ces trains ? À chacun de trouver la réponse qui lui convient. Elle est presque transparente. Peut-être Outre Tombe peut entrer parmi les films que vous citez, mais je ne me suis pas posé la question. Je ne pensais qu'au personnage, perdu dans ce décor hostile, devant marcher, rouler parfois en voiture pour sortir de ce cercle infernal, dantesque, auquel elle croit parfois échapper. Je voulais surtout éviter de faire un film glauque, trash, un "cinéma de genre" comme on appelle ça aujourd'hui ! Outre Tombe y échappe. On me l'a dit, on ne se sent pas mal en le regardant. On accompagne cette femme perdue, en s'identifiant à son désarroi. Par moments, Pamela Stanford est déchirante. Je pense à une image de la scène de la station-service.

 

 

Francis Moury : Le grand cinéaste japonais Teruo Ishii m'avait déclaré en 2004, pendant notre dîner précédant la projection de Tokugawa irezumi-shi : seme jigoku (L’Enfer des tortures, 1969) à L'Étrange Festival parisien, qu'il avait "tourné ce film les yeux fermés" (je cite la traduction en temps réel de Catherine Cadou). Cette expression de Ishii est extraordinaire et très belle car elle exprime l’aspect irrationnel et onirique de ses oeuvres majeures. De son côté, le cinéaste allemand Fritz Lang a régulièrement déclaré qu'il avait agit "en somnambule" durant sa carrière (un somnambule qui, il est vrai, découpait et dessinait précisément chaque plan avant de le tourner). Pourrait-on dire la même chose de vous concernant ce spectral Outre Tombe ?

Alexandre H. Mathis : Merci pour l'adjectif Spectral. Pour ce qui me concerne, et ce qui concerne Pamela, j'emploierai plutôt le mot de Possession. Pour le jouer, comme pour le filmer, il faut y croire, et être "possédé" pour y croire. Au montage, il y a eu une possession presque hallucinatoire, qui peut s'approcher d'un somnambulisme conscient oui. Comme pour l'écriture d'un roman. Si on n'est pas dans la chose ça n'existe pas. "Si on ne met pas la peau sur la table" aimait dire à sa façon Louis-Ferdinand Céline. Le découpage, le cadrage des plans a été impromptu mais toujours calculé au mètre près. Plans où elle marche devant un décor plein, comme devant un décor factice... Avec une préférence marquée pour les plans latéraux. Les cinéastes que je préfère filment latéralement. Pas en profondeur.

Francis Moury : Outre tombe est-il d'abord un film sur l'espace ou d'abord un film sur le temps ? Laquelle de ces deux dimensions vous a-t-elle le plus intéressé durant sa mise en scène et durant son écriture ? Je serais, pour ma part, assez tenté de dire que c'est un film où l'espace est progressivement dévoré par le temps, métamorphosé par le temps : la seule identité permanente est celle de l'héroïne mais c'est une héroïne fantôme à la recherche de sa propre identité : cette double perte (elle n'est plus vivante, elle ne sait plus qui elle est) aspire les 7H03min du film vers une étrange ascèse.

Alexandre H. Mathis : Votre définition est très juste. L'espace est progressivement envahi, et métamorphosé par le temps. Il y a une phrase que j'aime bien, due à Charles Antoni, découverte récemment dans un beau film que Jacques Spohr lui a consacré, Charles Antoni les masques et l'éveil, "pour que le temps existe, il faut l'espace". Curieusement Pamela a connu Charles Antoni il y a une quinzaine d'années, il était allé écrire chez elle, dans le Midi. Le monde est petit parfois ! Dans l'immensité infinie d'Outre Tombe, le temps et l'espace se mêlent étrangement. Il fallait l'espace puisqu'elle est seule. Elle sait qui elle a été. Elle a des bribes de passé d'autres vies possibles qu'elle peut avoir vécues, sans les identifier autrement que par flashs. Rendre une mémoire totale aurait été ridicule. Contrairement à certains films de Resnais (que j'ai revus lors du montage, Muriel, Je t'aime je t'aime....), cette mémoire passagère n'est jamais resituée par rapport au réel, à quel réel pourrait-elle se référer autre que celui du présent qu'elle vit, c'est toujours en décalage d'un temps en rapport à un autre, d'où la perdition. Elle n'est fantôme que par sa réapparition sur la Terre, où plus une personne humaine ne vit. Elle a une âme. C'est son drame. Elle est une errance permanente (éternelle?), le film est sous-titré "entre la vie et la mort", une solitude vécue comme une tragédie qui devient universelle, elle est le monde dans lequel elle est retenue prisonnière, elle est enfermée dans un monde, un temps, des temps parallèles, desquels elle ne peut sortir, tout comme le chat noir enfermé dans une cage de verre qu'elle regarde peut être enfermé dans un autre temps. La dernière heure du film bascule dans la SF délétère, là où il n'y a plus de salut. On le comprend à la dernière seconde. J'espère que l'on revoie rétrospectivement en quelque secondes tout ce que l'on a vu.
On peut aussi se demander si d'autres personnes ne sont pas dans des cas semblables sans jamais se croiser, chacune dans leur propre temps. Curieusement l'aile de l'avion qu'elle regarde, alors qu'on ne la voit plus physiquement, me fait penser à une scène de Lisa et le diable de Mario Bava, avec Elke Sommer.

 

 

Francis Moury : La stèle noire de la tombe du cinéaste japonais Yasujiro Ozu (que nous aimons tous les deux) est décorée par une sculpture de l'idéogramme "Mu" qui signifie "Rien" ou "Néant". Est-ce que le sujet de Outre Tombe ne serait pas, au fond et tout bien pesé, la mort mais la mort dialectiquement filmée par une mémoire fantomatique s'opposant à elle ? Je ne veux certes pas dire par là que le fantôme de Catherine Lapeyre est une héroïne de Jean-Paul Sartre dans Huis-clos (des fantômes se rendant compte progressivement qu'ils sont morts et qu'ils sont en enfer à mesure qu'ils discutent). Outre Tombe, constamment tourné dans les rues, les forêts, les champs, les extérieurs est précisément le contraire d'un huis-clos ! Mais, sur le fond, comme tout fantôme, votre fantôme de Catherine refuse la mort. Simplement, elle voit le monde vivant à travers les yeux d'une morte. A mon avis, elle est dans la situation inverse de celle d'une zombie ou d'une mort-vivante : le monde les regarde, épouvanté, mais eux sont aveugles, ne peuvent faire qu'une seule chose (apparaître et effrayer volontairement ou non, travailler sans manger dans les films d'épouvante classique relatifs au rite vaudou de Victor Halperin en 1931 et de John Gilling en 1966 ou bien tuer pour manger sans travailler depuis George A. Romero en 1968). Votre fantôme ne veut nullement apparaître, travailler ou manger : elle parcourt obstinément un espace parce qu'elle voudrait juste comprendre le monde qui lui est devenu ontologiquement étranger. Tout le drame temporel réside dans le fait qu'on croit qu'elle va y arriver mais qu'elle n'y arrive jamais : elle persiste obstinément. Une sorte de pulsion de vie moins l'intelligence, moins la compréhension mais avec encore la conscience : ce qui fait qu'au fond, Outre Tombe se rapproche assez de la phénoménologie husserlienne ou para-husserlienne (je pense au Le Visible et l'invisible posthume si beau par endroits de Maurice Merleau-Ponty). Le fantôme est une sorte de conscience de quelque chose mais elle voudrait savoir de quoi précisément : le tragique de sa situation est qu'elle ne le saura peut-être jamais, condamnée à errer éternellement. Pour résumer, je dirais que votre film est filmé du point de vue du fantôme, ce qui n'est presque jamais le cas dans l'histoire du cinéma fantastique. Vous approuvez cette définition de Outre Tombe ?

Alexandre H. Mathis : Oui. C'est la mort. Absolument. C'est tout à fait ça. Cependant elle a une vie physique réelle, elle a un corps, on la voit souffrir. Il y a un intertitre au cours de la dernière heure où elle se demande si elle est vivante ou morte pour subir tout ce qu'elle vit. On ne la voit jamais manger. On la voit essayer de manger des orties, de la menthe, un épi de maïs dur comme la pierre. On ne la voit pas manger des prunes d'ente, on voit longuement les prunes, comme on voit des canards, que l'on suppose aussi qu'elle peut avoir mangés. Montrer la chose n'a pas d'intérêt. Cela me rappelle Armand J. Cauliez, qui a écrit des bouquins sur Jacques Tati (éditions Pierre Seghers, collection Cinéma d'aujourd'hui, Paris 1962) et sur Le Film criminel et le film policier (éditions du Cerf, collection 7ème Art, Paris 1956), qui a publié des poésies, que j'avais en 1967 pour professeur d'Esthétique du cinéma (Esthétique = fond + forme, alliés), créateur de la Fédération des ciné-clubs, que seul Jean-Luc Godard cite parfois, j'ai écrit un petit texte sur mon blog à son propos, et je parle un petit peu de lui dans LSD 67, et lors d'un de ces cours, Cauliez insistait sur les éléments élémentaires du cinéma à travers Eskimo de W.S. Van Dyke, dès les origines du cinéma, à savoir la faim.... j'ai oublié les autres éléments essentiels qui sont proches.... que l'on retrouve dans le cinéma muet. Y compris dans les Charlot pour la faim. La dernière heure et demie d'Outre Tombe est effectivement quasiment totalement subjective. Elle est presque devenue une entité. Elle n'est que réminiscences, non saisies bien sûr. Avec entre autres, les petites Chinoises qui dansent, où elle reçoit le Temps en pleine figure, et la scène qui suit dans le jardin public d'une ville dont elle ne perçoit que des flashs d'un ancien Cinématographe qu'elle n'identifie pas apparemment. L'art du cinéma, et de la littérature, est aussi de ne pas tout montrer.

 

 

Francis Moury : Vous avez écrit des romans dont les héroïnes sont parfois assez proches de la situation fantomatique de Catherine Lapeyre. Maryan Lamour dans le béton (éditions Idées-Encrage, Paris 1999) était une rescapée fugitive en proie à un obscur danger. Celle de la seconde partie de Allers sans retour (éditions E-Dite, Paris 2009) est morte sans qu'on puisse finalement savoir pourquoi : par l'écriture, vous suiviez son fantôme à la trace d'une certaine manière. La Béatrice de Chambres de bonnes (éditions E-dite, Paris 2005) était, elle aussi, à l'occasion, soumise à une menace spectrale. Le fantôme joué par Pamela Stanford est, en somme, une héroïne de Alexandre Mathis romancier à la puissance 2 ou à la puissance X ? Je pense en écrivant cette lettre X au titre si beau de ce film fantastique britannique de la Hammer Films qui est totalement oublié en France : X the Unknown (GB 1956, inédit en France au cinéma) de Leslie Norman, co-réalisé par Joseph Losey non crédité, écrit par Jimmy Sangster. Le vôtre est d'un fantastique plus subtil mais l'idée d'un X inconnu y compris de lui-même me semble assez correspondre à la situation de Pamela Stanford dans le film.

Alexandre H. Mathis : C'est extrêmement gentil de votre part, et de citer ces livres. Les personnages de jeunes filles mises à l'écart, de Jane Eyre à Moll Flanders qui doivent se dépatouiller seules sont plutôt touchants. Cela, curieusement, correspond en partie à Pamela, dont je voudrais voir les écrits sur lesquels elle est depuis longtemps, voir le jour. Sur ce, des trois romans que vous citez, la plus spectrale serait la pauvre Andrée Denis d'Allers sans retour, à qui j'ai tenté de redonner une histoire, au-delà de la mort, avec le fantôme de qui j'ai vécu durant ces recherches. Les personnages m'habitaient parfois pendant un an, deux ans. Quand ils sont inspirés par des personnes réelles, il faut mettre des balises. S'en tenir au réel que l'on découvre. C'est à la fois passionnant et astreignant. Dans le cas de Catherine Lapeyre, connaissant presque rien d'elle, on est dans un autre monde, donc les libertés étaient plus larges. Le sujet plus universel. Cette histoire de "réincarnation", avec potentiellement d'autres éventuelles vies vécues, tout le monde se sent un peu concerné. Tout le monde y a pensé un jour ou l'autre. Il n'y a pas ici de personnalité précise à respecter, le personnage prend le visage de l'actrice qui l'incarne, qui le crée, jusqu'à celui du miroir de sa propre mort qu'elle croise à différentes reprises, l'aveugle fantôme qui a son propre visage, là je dois avouer avoir évidemment pensé en la filmant au 7ème Sceau, qui était un des premiers Bergman que j'ai vus.

Francis Moury : Il y a me semble-t-il, dans votre oeuvre écrite comme dans votre oeuvre filmée, l'idée que l'espace conserve davantage la mémoire des hommes que les hommes eux-mêmes ne la conservent. Vous confirmez ?

Alexandre H. Mathis
: Votre question me rappelle une phrase de Mallarmé, seul le lieu existe. Quelque chose comme ça. Je me suis souvent posé la question. Et la mémoire dans le rêve est souvent adjacente au(x) lieu(x). Lieu(x) que l'on n'identifie pas souvent. Même rarement. Le souvenir est toujours situé, même quand il est situé dans le faux, ou l'altéré, par rapport à autre chose.... qui nous échappe. Je crois beaucoup à l'émotion du lieu. La dernière page d'Allers sans retour, se termine sur les tombes de Pierre Blanchar et de Robert Brasillach sous la neige, que j'étais allé revoir avec Frank Peeters, le petit-fils de la cinéaste Alice Guy, dans le cimetière de l'église de village Saint-Germain de Charonne. Pendant que je lui racontais l'épilogue du livre encore inédit, je me souviens que le fils de Frank, alors petit, s'était assis sur la tombe de Brasillach, Frank lui avait dit : ne t'assoie pas sur les tombes. C'était assez émouvant. Il y avait de la neige. Celle de Pierre Blanchar, le Capitaine Fracasse, était plus haut, sous des arbres. Le lieu est le noyau de l'émotion, vous revenez dans un village de votre enfance, etc. Il réveille d'autres émotions. Même sur des lieux inconnus de nous, lorsque j'ai exploré Meaux à la recherche d'Andrée Denis, la jeune noyée de la Marne, dont on ne savait rien, le fait de me dire qu'elle était probablement passée ici et là, qu'elle avait vu cela, de même à Paris près de son domicile et de son lieu de travail, le vestige du lieu véhicule l'émotion d'une rencontre secrète.

 

 

Francis Moury : Vous aimez les longs "plans-séquence" ou vous préférez les plans fixes ? On a parfois l'impression que certaines séquences sont entièrement un plan-séquence bien que cela ne soit techniquement pas toujours le cas. Qu’en pensez-vous ?

Alexandre H. Mathis : Merci de l'avoir vu. Je n'aime pas trop les plans-séquences. Cela dépend de ce que l'on a à montrer. J'en fais uniquement lorsque l'action les nécessite. Dans Outre Tombe cela avait sa nécessité parfois. Lorsque Pamela Stanford marche le long des voies ferrées et qu'un avion comme celui de La Mort aux trousses apparaît ou se fait entendre il est normal d'utiliser le plan-séquence, de revenir sur les signes du bras de Catherine Lapeyre en direction du ciel, quitte à les entrecouper de flashs imaginaires relevant du vécu, de l'émotion du personnage. Dans les années 1960, les films étaient encore truffés d'imaginaire. Cela a disparu du cinéma, qui est au ras des pâquerettes, au ras du réel. Pour en revenir au plan-séquence, ce que je n'apprécie pas c'est la gratuité démonstrative, avec le machino au steadycam, on entre par une porte en passant par les cuisines pendant trois minutes pour ressortir de l'autre côté d'un établissement comme dans Les Affranchis de Scorsese ! A quoi ça sert ? À épater la galerie.... avec des plans vides. Georges Franju, radical, ironisait déjà dans les années 1950 dans une fameuse interview à Cinéma 57 sur l'ouverture, détournée, tarabiscotée de La Soif du mal, qui est pourtant un peu mieux goupillée. Je préfère les films de Franju. Les plus beaux films de Welles sont les films inachevés curieusement, qu'il faudrait éditer. Les plans fixes de la même façon doivent être motivés. Je citais Pollet, ses plans ne sont pas forcément totalement fixes, je citerai aussi Jean-Marie Straub, où les plans ne sont pas forcément totalement fixes non plus mais ils en ont l'apparence, dans l'extraordinaire Trop tôt trop tard, pourtant je ne suis pas un fan des Straub, mais dans ce film, rural, il y a une magie extraordinaire, à travers la durée des plans, où l'on a l'impression de voir de la peinture vivante. On contemple des paysages. Et j'ai revu le film dans un intervalle de deux décennies, la magie et la même impression tiennent. Miklos Jancso avait l'art du plan-séquence. On aime ou on n'aime pas. Certains de ses films sont extraordinaires. C'est dans ce cas une véritable chorégraphie. Ce que j'abhorre c'est le zoom. Il ne correspond en rien à la vision humaine. Alors on a des films parfois, entiers vus par des Martiens ! Beaucoup de westerns italiens. Je ne sais pas comment la première fois Matalo ! m'a bluffé. Quand je l'ai revu dix ans après, j'ai trouvé ça irregardable. Chacun pour soi de Giorgio Capitani est en revanche très subtil. Jess Franco zoome à tout va ! À l'inverse, Howard Hawks faisait des films entiers à hauteur de vision des personnages, et même des animaux, à hauteur d'autruches dans Hatari ! C'est plein de fantaisie. Chaque plan correspond à la vision d'un personnage vu par l'autre. Ce qui crée un Relief incroyable, si on regarde attentivement Rio Bravo. Il y a quelques zooms très timides dans Outre Tombe, pour filmer un pigeon perché sur une croix d'église, et peut-être deux ou trois autres très légers. Les coups de zoom dans tous les sens, ce n'est pas pour moi. Ford, Godard.... et d'autres n'ont jamais utilisé le zoom. Peckinpah en abuse dans La Horde sauvage, entre ça et les ralentis, anomalie de l'écriture cinématographique destinée à appuyer, à souligner, le film est, je trouve devenu insupportable. Il y a des zooms insistants dans Cable Hogue sur le décolleté de Stella Stevens, là par contre ils passent bien. Question de vision.... du personnage. Du transfert de sa vision. Ils expriment un désir immédiat. Pour revenir à l'origine de votre question, on se façonne instinctivement ou volontairement une grammaire cinématographique, en digérant ce que l'on aime, en écartant ce que l'on aime moins. Comme a dit avec humour Jean Renoir, "la caméra est là pour nous servir, on n'est pas là pour servir la caméra". Aujourd'hui c'est souvent le contraire.

 

 

Francis Moury : Georges Sadoul écrivait, à la fin de la préface de son Histoire du cinéma mondial (édition posthume Flammarion, Paris 1972) que la vidéo permettrait bientôt au cinéma de devenir non seulement l'art de tous mais un art potentiellement réalisable par tous, en raison de l'informatique d'une part, de la performance individuelle des caméras d'autre part. Vous vous êtes passé d'équipe technique (monteur Alain Deruelle mis à part) et vous avez réalisé seul un film fantastique expérimental sophistiqué durant 7H03 min. Ultime indiscrétion qui intéressera les lecteurs avides de détails techniques : quelle caméra avez-vous utilisé, dotée de quelle définition ?

Alexandre H. Mathis : J'ai utilisé plusieurs caméras numériques dont les premières n'étaient pas très performantes, c'est l'avantage du numérique, ça ne coûte rien au niveau du tournage, alors que la pellicule ou même la vidéo (magnétique) (que je n'ai jamais utilisée à cause du défini dégueulasse de l'image) demandaient un investissement. Paradoxe, il y avait davantage de films underground dans les sixties alors que cela revenait cher de filmer, de développer, etc., il y a aujourd'hui moins de vrais films. C'est bien sûr très bien que faire des films soit devenu accessible à tous. J'ai filmé la très grande partie d'Outre Tombe avec une petite caméra Toshiba, avec laquelle on ne savait pas à l'avance ce que ça allait donner, les réglages étaient parfois assez difficiles, approximatifs, mais ça donne aussi par moments à l'image une texture argentique imprévue, j'ai utilisé un Nikon, dont la définition était plus précise, les Nikon sont très bons pour les prises nocturnes, mais ça a un défaut à mes yeux, le léger grand angle que n'avait pas du tout la Toshiba, je n'aime pas le grand angle comme le zoom car ne correspondant pas non plus à la vision de l'oeil humain, par la suite, j'ai trouvé, mais il n'y a qu'une vingtaine de plans dans Outre Tombe, une Sony 4K avec laquelle on peut tout faire, avec une définition extraordinaire de la profondeur de champ, comme des scènes sombres. Celle-là, je l'ai surtout utilisée après pour Vampyr et Lady Usher's Diary. Je ne l'avais pas pour Outre Tombe. Mais il n'y a pas ce rendu "argentique" apparent avec.

 

 

 

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Francis Moury a été programmateur du cinéma parisien Midi-Minuit ex-Bergère en 1985, puis traducteur, scénariste, importateur-exportateur de films, producteur exécutif de 1988 à 2000. Il a publié dans des revues de cinéma (Vidéo 7, Repérages, Le Cinéphage) et contribue depuis 2001 à divers sites internet d'histoire et d'esthétique du cinéma (Cinérivage, Dvdrama, Dvdclassik, Devildead, Psychovision, Excessif, Cinétudes, Ecranlarge, Le Coin de l'oeil, Stalker-Dissection du cadavre de la littérature, Digital Ciné.fr et Dvdfr.com). Il a supervisé la rédaction des catalogues de l'Étrange Festival parisien de 2003 à 2006 et publié des écrits philosophiques et littéraires dans Les Temps modernes, Contrelittérature et La Soeur de l'Ange. Il est également l'auteur de Introduction à la philosophie des sciences d'Émile Meyerson (1859-1933), éditions Ovadia, Nice 2017 et Flammes sur l'Indochine - les classiques du cinéma de la guerre du Vietnam, éditions Ovadia, Nice 2018.


Illustrations : © Alexandre H. Mathis / Phoenix Underground Distribution.

 

 

En rapport avec l'interview :

 

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