Jack Faust
Genre: Démons , Science-fiction
Année: 1997
Pays d'origine: Etats-Unis
Editeur: Livre de Poche
Collection: Science Fiction
Auteur: Michael Swanwick
Traducteur:
Jean-Pierre Pugi
 

Ce roman, d'un auteur que je n'avais pas encore abordé, est l'un des plus brillants que j'ai eu l'occasion de lire depuis... un certain temps. Ses nombreuses qualités m'inciteraient à enfiler les qualificatifs élogieux comme les perles chatoyantes sur un collier mais j'essayerai de vous faire grâce d'une énumération aussi monotone pour me concentrer sur son (foisonnant) contenu.

Le point de départ du roman de Swanwick reprend le thème du mythe de Faust, que tout le monde connaît, et avec une certaine fidélité dans ses grandes lignes (même époque, mêmes personnages principaux). Cependant, "Jack Faust" dépoussière le mythe par le biais de la SF et lui redonne une telle vigueur et une telle actualité qu'il n'est pas exagéré de dire qu'il fait office de variante incontournable, en le rendant de surcroît plus accessible et divertissant au lecteur contemporain. Qui, d'ailleurs, prend encore la peine de nos jours de lire les pièces de Goethe ou de Christopher Marlowe ? Pour m'y être risqué à une époque, je peux dire que leur lecture demande vraiment une grande patience (surtout quand vous n'aimez pas lire des pièces de théâtre). Et, n'en déplaise aux Gardiens Sourcilleux des Belles-Lettres, j'affirme que le roman de Swanwick est la version la plus inventive et la plus à même de se faire l'écho des préoccupations du public d'aujourd'hui (avec sa mise en perspective de la science dans ses rapports sociaux et historiques). A chacun ses références après tout !


La première liberté significative que prend l'auteur par rapport au mythe originel concerne la nature de Méphistophélès. Alors que, habituellement, on le présente sous les oripeaux judéo-chrétiens du Diable en personne, figure de l'éternel tentateur, celui de Swanwick est une entité extraterrestre dont le nom est une équation mathématique complexe désignant aussi l'espèce auquel appartient cet entité (vous suivez ?). Cette espèce (très évoluée) est par ailleurs sur le point de disparaître et elle accepte mal l'idée que nous, pauvres humains primitifs et méprisables, puissent lui survivre. Mephisto aura donc la charge de précipiter la ruine de l'humanité en lui faisant un cadeau empoisonné : le Progrès Scientifique en accéléré.

Son but, il compte bien l'atteindre par l'entremise de Faust, alors que celui-ci, fidèle en cela au postulat de départ du mythe, constate l'inutilité de son savoir et brûle sa bibliothèque. S'ensuit alors le fameux pacte (dont l'âme de Faust n'est absolument pas l'enjeu. Qui se soucie encore de nos jours de la valeur marchande d'une âme ? Certainement pas Swanwick). Dès lors, les choses paraissent claires : Faust se servira des connaissances prodiguées par Mephisto avec l'intention de mener l'humanité vers un Age d'Or et Mephisto, goguenard, s'installera tranquillement dans son rôle de destructeur en attendant la conclusion de cette chronique d'un désastre annoncé.

Sous l'impulsion de Mephisto, Faust commence donc la construction de son nouveau monde, ne tardant pas à faire apparaître la Révolution Industrielle en pleine Renaissance. Avec plusieurs siècles d'avance, il invente successivement le moteur électrique, la locomotive, l'aéroplane, le cinématographe, la photographie, le microscope, le télescope, la montgolfière, la radio, le fusil à répétitions, la pilule contraceptive et bien d'autres merveilles.

Mais, en retour de cette prodigalité, Faust ne rencontre que scepticisme, moqueries, mépris, voir indifférence de la part de ses contemporains bornés et rétrogrades, engoncés dans leurs petites habitudes mesquines. Mais la constatation la plus amère de Faust est plus profonde encore : ignorés par ses pairs de qui il était en droit d'espérer une oreille attentive, il n'a d'autre choix que de se tourner vers les financiers, les commerçants, qui ne voient dans ses inventions que l'opportunité de faire fortune. La dimension philosophique que le savant considérait comme partie intégrante du progrès des sciences appliquées disparaît alors au profit d'une pure instrumentalisation commerciale et militaire. C'est le sujet principal du roman. Pour ne rien arranger, les autorités religieuses finissent évidemment par s'en mêler. Toutes ces inventions ont un parfum de souffre et Faust finit par se faire excommunier.

Quittant l'Allemagne, il trouve refuge en Angleterre où il continuera sur sa lancée inexorable, allant même jusqu'à anticiper sur certaines mutations sociales mais aussi, hélas, être l'instigateur d'une nouvelle sorte de classe exploitée : le prolétariat. Pire encore : la profonde amertume qui résulte de cette incompréhension le mènera dans une direction imprévue et ironiquement à l'opposé de ses convictions initiales. Celle-ci sera montrée au lecteur par une vision du futur envoyée par Mephisto et dont il est facile de reconnaître les premiers signes de la montée d'un fascisme lui-aussi en avance sur son temps.


Au-delà de cette réflexion sur la science sans conscience (qui n'est que ruine de l'âme comme disait Rabelais) inféodée aux basses spéculations mercantiles et guerrières, le roman de Swanwick s'attache aussi à décrire les rapports entre Faust et d'autres personnages autrement complexes, dont la fameuse Marguerite.

Car il ne peut y avoir de mythe de Faust sans Marguerite, évidemment. Celle de Swanwick diffère sensiblement de la Gretchen évaporée des précédentes versions. A la fois douce et effrontée, réfléchie et passionnée, elle n'a rien de la belle plante attendant passivement qu'un prince charmant bravache la cueille sur son balcon. Fille d'un entrepreneur avec lequel Faust fera des affaires avant son exil vers l'Angleterre, elle se révèle capable de gérer l'entreprise familiale avec rigueur. Mais le destin de la jeune femme sera tragique (je n'en dit pas plus pour ne pas trop en révéler). Toute une série d'autres personnages croisent le chemin du savant mais il serait trop long de les énumérer ici.

Dans cette galerie, le plus remarquable (et le plus truculent) reste bien entendu Mephistophélès. Personnage insaisissable (il change constamment d'aspect, de nom, et se révèle dans les songes de Faust), il est à la mesure de son étonnante nature : cynique, sarcastique, grivois, obscène, méprisant, manipulateur, il prend plaisir à affranchir son compagnon de route sur les vices cachés, les mensonges, les faiblesses de ces infréquentables humains. Et le tout avec une désinvolture et une absence totale de scrupules qui laissent pantois. Bien qu'il ne s'agisse pas du Diable, il peut aisément prétendre au titre dans sa version laïque.

Un mot enfin concernant le texte lui-même. Aussi étonnant que cela puisse paraître, l'auteur a réussi à concentrer cette histoire très dense (comme on peut s'en douter) en 352 pages (pour la version poche), sans pour autant sacrifier à la lisibilité, même si on peut ressentir à un moment ou à un autre une certaine lassitude sur les passages consacrés aux inventions, long cataloguage assez rebutant il faut bien l'avouer. Néanmoins, tout y est parfaitement clair, habilement construit, facile à lire malgré l'ampleur et la complexité des thèmes abordés. Les auteurs de SF américains, plus habitués à diluer leur histoire dans des briques de huit cent pages ou des sagas interminables, feraient bien de méditer là -dessus.

A mi-chemin entre l'uchronie et le steampunk mais finalement assez inclassable, "Jack Faust" est une oeuvre d'une intelligence remarquable, dont la noirceur du propos n'empêche pourtant pas sa lecture d'être très plaisante par son style vigoureux et les nombreuses péripéties qui s'accumulent en un raccourci historique fulgurant.


Note : 8/10

Ragle Gumm

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