Les grandes tragédies dans le western européen
Écrit par Mallox   

 

Mais qu'est-ce que je viens foutre au milieu de cette tragédie ?

 

 

(C'est parti pour un tour d'horizon sur la tragédie classique dans le western européen. Reprise du texte que l'on trouve dans le mediabook Le Retour de Ringo chez Artus Films...)

 

Le terme "tragédie grecque" est souvent utilisé de manière générique tant il est vrai que le théâtre classique grec est une des sources majeures de la culture occidentale, voire même de toutes les cultures.
Si parmi ses auteurs certains noms sont célèbres (Eschyle, Sophocle ou Euripide), il va sans dire que cette mouvance porteuse a tout de même connu des variations. Cependant, et au-delà des dieux auxquels elle fit référence à ses balbutiements, elle contient des caractéristiques immuables qui seront plus tard exploitées au théâtre, dans les romans, mais aussi pour le cinéma. Outre une fin inexorablement pessimiste, l'une de ses principales constantes est de remettre en cause la place de l'Homme, en tant qu'individu, au sein de sa communauté. Les notions de justice et de vérité s'y voient contredites, et les péripéties vécues par les personnages y sont violentes, constituées d'amour et de haine, de trahisons et de complots, de meurtres et de vengeances. Il y plane inéluctablement l'ombre de la fatalité, d'un destin faisant écho aux dieux originels, tandis que le martyr et le sacrifice y sont illustrés comme tenant de l'évidence. Durant toute l'Antiquité classique, la tragédie grecque a évolué, et le réalisme de Sophocle s'est substitué à la religiosité d'un Eschyle avant qu'Euripide achève d'enterrer les dieux au profit de l'humain, ajoutant la passion amoureuse qu'il met au premier plan.

 

 

Bien entendu, ces éléments qui sont intégrés dans la culture au sens le plus général évoquent largement ce que le western contient de manière intrinsèque. La tragédie renvoie de façon évidente au film noir mais il y a dans la tragédie grecque une unité de lieu qui, à l'instar du western, le confine et le communautarise. Certes, l'Ouest américain du 19ème et du début du 20ème siècle n'est pas le seul territoire à pouvoir prétendre être le siège d'un théâtre à ciel ouvert. Même sa conquête et les batailles menées sur son sol jouissent d'accessoires reconnaissables entre mille. Les pièces de l'Antiquité étaient d'ailleurs campées principalement par des hommes (lesquels jouaient même le rôle des femmes) dotés de masques et d'attributs guerriers, ce que le western, via la panoplie du cow-boy évoque ; le chapeau se substitue au masque et le pistolet, à la massue, l'épée ou bien à l'arc. Encore que cette dernière arme puisse être assimilée à un autre protagoniste du genre : l'Amérindien.

 

 

Le western américain s'est donc inspiré de ce bagage culturel pour créer sa propre mythologie, notamment grâce aux pionniers du genre comme John Ford. Ce recyclage est encore plus évident dans le western européen où il y est plus marqué, parfois-même outrancier et baroque.
Il faut dire que la tragédie classique a connu après sa période hellénistique d'autres illustres auteurs se succédant au fil des siècles, en commençant par ceux de la tragédie latine. Ces derniers, dont Sénèque, puisaient dans la source grecque en y ajoutant des éléments surnaturels et en y accentuant la violence, deux tendances qu'on retrouve dans la relecture transalpine de l'Ouest américain.

 

 

À ce sujet et avec diligence, il est intéressant de noter que Pier Paolo Pasolini a vite montré un intérêt pour ce genre au point de participer au scénario de Requiescant – Tel était son nom (Requiescant, 1967) de Carlo Lizzani. Ce n'est pas par hasard si l'écrivain, poète, et réalisateur s'y octroie le rôle d'un prêtre révolutionnaire et si, la même année, il adapte Œdipe roi dans lequel il conserve la même vocation. Le phénomène n'est d'ailleurs pas unidirectionnel puisque peu après la production de cette adaptation de Sophocle, Giuseppe Ruzzolini, directeur de la photographie pour Pasolini, se retrouve impliqué dans la production de westerns spaghetti tels qu'Il était une fois... la révolution (Giù la Testa, 1971) et Mon nom est personne (Il Mio Nome è Nessuno, 1973) ; par ailleurs dans ses adaptations suivantes des tragédies grecques, la vision de Pasolini sera contaminée par les conventions du western, fait que l'on retrouve de façon flagrante dans Médée (Medea, 1969). Cette illustration très personnelle d'Euripide défie d'ailleurs cette même tragédie grecque et la transforme en un western aride et barbare, renvoyant de manière symbolique l'hellénisme originel aux thèmes de l'infanticide et de la vengeance. Quant à Requiescant, le personnage éponyme a assisté très jeune au meurtre de son père. Une fois devenu adulte, il cherche à le venger. Cependant il n'a jamais appris à tenir une arme mais une force divine paraît veiller sur lui en permanence : lorsqu'il tombe dans une embuscade, la balle censée le tuer finit sa course dans la bible qu'il porte contre son cœur. Grâce à cette présence divine impalpable mais prégnante, Requiescant est sans doute le western italien qui intègre le mieux l'esprit des tragédies d'Eschyle à la gloire de Dionysos.

 

 

La tragédie grecque comporte d'autres auteurs notables. En prenant la liberté de remonter avant la période classique et donc avant l'invention du théâtre stricto sensu, il est impossible de ne pas évoquer Homère.
Celui-ci demeure une figure de proue du récit épique aux dénouements tragiques. Fidèle à la tradition, il écrit au VIIIe siècle av. J.-C., L'Iliade puis L'Odyssée. Dans cette seconde épopée, Homère relate le retour d'Ulysse et sa difficulté à regagner son pays puis à retrouver son épouse et son fils. Ce sont ces éléments qui composent la trame du Retour de Ringo (Il Ritorno di Ringo, 1965). Le film de Duccio Tessari fait partie des grandes tragédies de l'Antiquité transposées dans le cadre du western. C'est aussi le cas du Dernier des salauds (Il Pistolero dell'Ave Maria, 1969) de Ferdinando Baldi qui adapte librement L'Orestie, la trilogie dramatique d'Eschyle.

 

 

Pas de pardon, je tue (Tragedia al Sol, 1968) est également une adaptation distanciée du célèbre mythe de Phèdre initié par Euripide dans Hippolyte porte-couronne avant les relectures d'un Sénèque ou d'un Racine. Réalisé par l'Espagnol Joaquín Luis Romero Marchent, initiateur du western européen, on y retrouve le même trio œdipien, déplacé de la Crète et d'Athènes dans un Almeria westernien. Conforme à la mythologie, Fedra (Norma Bengell), seconde femme de Don Ramon, riche propriétaire terrien, éprouve un amour criminel pour Stuart (Simón Andreu), son beau-fils, le fameux Hippolyte imaginé par Euripide.

 

 

Mais c'est aussi et surtout de manière plus classique que les principales thématiques du drame antique éclatent dans le western spaghetti :
La situation y est sans issue, le héros accepte un sort funeste qui s'y fait donc l'équivalent du choix des dieux de l'antiquité. Leur présence y est modernisée par des références bibliques et christiques, tandis que le monde auquel est confronté le héros remet en question ses principes essentiels dont essentiellement les notions de justice, de vérité, ainsi que sa propre place à trouver au sein de la communauté.
Il suffit d'évoquer le destin fatal pour de suite penser à l'un des classiques du genre et certainement l'un des plus emblématiques de cette filiation : Le Grand Silence (Il Grande Silenzio, 1968) de Sergio Corbucci. L'amour s'y voit contrarié et le passé a confiné son héros dans la solitude et le désir de vengeance. Des éléments déjà présents dans L'Homme du Minnesota (Minnesota Clay, 1964) mais qui se retrouvent déployés sans concession aucune pour la romance et pour une fin sujette à la morale. Quant à Sergio Corbucci, metteur en scène de ces deux films, il n'hésite pas à puiser dans les Atrides – dont le destin fut marqué par le meurtre, le parricide, l'infanticide et l'inceste – pour dépeindre la famille sudiste d'un de ses autres films : Les Cruels (I Crudeli, 1966) (1).

 

 

Mais la mort annoncée tout autant que la religiosité comme écho des dieux de l'antiquité sont le plus souvent illustrées de manière symbolique. Ainsi, outre les villes fantômes, les cercueils prennent une place régulière dans le décor, quand ce n'est pas dans l'action-même comme dans Django (1966) ou Le Jour de la haine (Per 100, 000 Dollari Ti Ammazzo, 1967). Il en va de même pour les croix, lesquelles jonchent les espaces tandis que les crucifixions des héros s'y font récurrentes.

 

 

Dans Tire encore si tu peux (Se Sei Vivo, Spara, 1966) de Giulio Questi, Tomas Milian se substitue au Christ martyr et se fait crucifier alors que dans Le Mercenaire (Il Mercenario, 1968), "Le Pollack", personnage campé par Franco Nero, subit le même sort sauf qu'il y est sauvé par douze révolutionnaires mexicains, en somme, ses douze apôtres ! N'oublions pas la crucifixion du même Franco Nero, figure tout à la fois messianique, christique et mystique dans Keoma (Keoma il Vendicatore, 1976), pure tragédie classique poussée à son paroxysme. Comme dans la plupart des westerns d'Enzo G. Castellari, la guerre de Sécession dont le héros revient se substitue à la guerre de Troie – 7 Winchester pour un massacre (7 Winchester per un Massacro, 1967), Tuez-les tous... et revenez seul ! (Ammazzali Tutti e Torna Solo, 1968) –, un retour de la guerre civile qui tient presque du pèlerinage au sein du western italien. Dans Keoma, les apparitions surnaturelles d'une vieille femme accentuent l'aspect funeste de l'œuvre puisqu'elles y personnifient la Mort. On peut du coup y déceler une véritable influence de la tragédie romaine qui, comme évoqué avant, a intégré des éléments fantastiques aux récits de la Grèce antique.

 

 

Quant aux titres des films, ils sont souvent évocateurs de ces symbolismes : Django, prépare ton cercueil (Preparati la Bara!, 1968) ; Avec Django, la mort est là (Joko Invoca Dio... e Muori, 1968) ; Bonnes funérailles, amis, Sartana paiera (Buon Funerale Amigos!... Paga Sartana, 1970) ; Django arrive, préparez vos cercueils (C'è Sartana... Vendi la Pistola e Comprati la Bara, 1970) ; La Vengeance de Dieu (Il Venditore di Morte, 1971) ou bien encore Priez les morts, tuez les vivants (Prega il Morto e Ammazza il Vivo, 1971), ces derniers associant directement un acte rituel religieux à la mort annoncée.

 

 

Pour finir sur les citations et autres illustrations détournées de la tragédie grecque, il suffit de regarder les endroits investis pour les finals d'œuvres telles que Le Bon, la Brute et le Truand (Il Buono, il Brutto, il Cattivo, 1966), Le Mercenaire ou Les 4 desperados (Los Desesperados, 1969) : ils ne sont pas sans évoquer le fameux théâtre d'Epidaure où se jouaient jadis ces tragédies ; un lieu considéré comme le plus accompli de la Grèce antique. Dans le film de Leone, l'ironie voudrait même que son cadre, un cimetière, signifie la fin des mythes puisque les spectateurs n'y sont dès lors plus que des tombes.

 

 

C'est à La Renaissance qu'on retrouve ensuite les sources d'inspiration du western. En toute logique puisque, par définition-même, elle préfigure la modernité et demeure, d'un point de vue culturel, associée à la redécouverte de la littérature, de la philosophie et des sciences de l'Antiquité. Rappelons également que cette période, qui couvre près de trois siècles, a pour point de départ la Renaissance italienne, née elle-même en Toscane. Un fait historique qui n'est pas aussi anecdotique qu'il y paraît car, à l'instar de la tragédie romaine qui avait su exploiter la mythologie grecque et se l'approprier, le western semble, en s'inspirant d'œuvres postmédiévales plus contemporaines, reprendre son dû.

 

 

Parmi celles-ci, il y a les tragédies romanesques de Miguel de Cervantès (un pan un peu oublié de son œuvre) dotées de sujets mythologiques à la morale édifiante. Cet aspect est renforcé peu après par Alexandre Hardy qui réadapte à sa manière, en 1625, La Force du sang du même Cervantes. À cela s'ajoute bien sûr, celles de Shakespeare sur lequel nous reviendrons plus en détail.
Dans ce théâtre de la Renaissance tardive et du baroque, la violence répond aux corrélations christiques, et la "décadence" de la tragédie peut être associée au rejet des "anciens". Elle correspond aussi aux horreurs des guerres de religions puis à celles, plus terribles encore, de la guerre de 30 ans, jusqu'à atteindre le fétichisme de l'horreur et une vision nihiliste du monde. Ce que l'on retrouve dans les titres des westerns européens cités avant et, de manière intrinsèque, dans la fameuse cruauté et le sadisme généralement associés au genre.
Succédant à ce théâtre luxuriant, le théâtre classique du 17ème siècle réintroduit la règle des trois unités (temps, lieu, action), hérité des modèles antiques et première étape d'une normalisation des exubérances issues du baroque. Un des plus purs représentants de ce classicisme, Jean Racine reprend souvent à son compte des sujets de l'antiquité gréco-romaine. Ainsi, Britannicus et Bérénice proviennent de l'histoire romaine tandis qu'Iphigénie et Phèdre, de la mythologie grecque. Racine revendique l'héritage des Anciens, des grecs Euripide, Eschyle, Sophocle, ou d'auteurs latins comme Virgile, Sénèque ou Tacite. Il s'inspire même de chants de L'Iliade d'Homère, notamment pour la figure d'Andromaque.

 


 

Ces aînés, tout comme les frères Corneille ou l'Espagnol Tirso de Molina, se situent à la charnière des deux époques. Tirso de Molina crée le mythe de Don Juan avec L'Abuseur de Séville et l'invité de pierre (El Burlador de Sevilla, 1630), véritable tragédie de la vengeance qui va inspirer un certain Armando Crispino pour tourner Johnny le bâtard (John il Bastardo, 1967). Dans celui-ci, le héros se débarrasse de son épouse et massacre les hommes de sa famille avant de partir pour le Mexique avec son valet. Impénitent séducteur, dans son chemin, il pousse même une femme qui s'est éprise de lui, au suicide, avant d'être châtié à son tour.
Plus moderne, Carmen, la nouvelle écrite par Prosper Mérimée en 1845 a droit elle aussi à son adaptation, bien qu'il ne s'agisse pas d'un western. L'Homme, l'orgueil et la vengeance (L'Uomo, l'Orgoglio, la Vendetta, 1967), réalisé par Luigi Bazzoni, s'il est fidèle à l'œuvre dont il s'inspire et qu'il porte en lui les stigmates du genre, situe son action en Espagne, loin de l'Ouest américain.

 

 

Toujours au XIXème siècle, Alexandre Dumas, lui-même auteur d'une adaptation de l'Orestie d'Eschyle pour le théâtre, voit l'un de ses célèbres romans porté à l'écran à deux reprises dans le cadre du western européen. 4 dollars de vengeance (Cuatro Dólares de Venganza, 1965) de Jaime Jesús Balcázar n'est rien d'autre qu'une illustration compactée du génial Le Comte de Monte-Cristo. Alors qu'il s'apprête à épouser la riche héritière Mercedes (Dana Ghia), le lieutenant nordiste Roy Dexter (Robert Woods) reçoit la mission de convoyer jusqu'à Washington un lot de sacs remplis de dollars en or. Mais le lieutenant Haller (Angelo Infanti), lui aussi amoureux de Mercedes, monte un guet-apens visant à faire accuser Dexter du vol des sacs. Jugé pour trahison, ce dernier est condamné aux travaux forcés. Il parvient à s'évader et décide de prendre une implacable vengeance sur Haller. Autant dire que, si le contexte et le nom des protagonistes sont modifiés, l'histoire reste fidèle au roman tragique de Dumas

 

 

C'est également le cas des Longs Jours de la vengeance (I Lunghi Giorni della Vendetta, 1966) réalisé par Florestano Vancini, qui repose cette fois-ci sur un scénario de Fernando Di Leo et bénéficie des prestations de Giuliano Gemma, de Francisco Rabal et de Nieves Navarro. À noter enfin au sujet du roman-source, outre qu'il regorge d'allusions à la mythologie grecque (Dionysos, Achille, Les Atrides, Homère et bien d'autres sont évoqués), on y trouve, formulé de la bouche d'un des protagonistes, le pressentiment d'une vengeance dont il est la cible annoncée : "Quelquefois, comme le dit Hamlet, le bruit des choses les plus profondément enfoncées sort de terre, et, comme les feux du phosphore, court follement dans l'air".

 

 

Ce qui nous amène à William Shakespeare, lequel précède chronologiquement les dramaturges précités et qui peut être considéré du point de vue de la tragédie, comme l'auteur le plus porteur.
Bien entendu, selon les spécialistes, les tragédies classiques et leur Histoire sont liées entre elles. Tout comme le drame romain s'est fortement inspiré de sa source grecque, Shakespeare et ses "tragédies de la vengeance" trouvent aussi leurs sources dans cette relecture romaine et en particulier chez Sénèque dont les drames adoptaient trois thèmes principaux : les retournements du destin (Les Troyennes), les crimes et les meurtres accomplis avec cruauté (Thyeste), ainsi que la pauvreté, la simplicité et la chasteté (Hippolyte). Trois pendants omniprésents dans le genre transalpin qui nous préoccupe.
Shakespeare demeure une sorte de passeur qui, lorsque la tragédie grecque n'est pas source directe, est lui-même une influence notable d'adaptations plus ou moins détournées. L'Homme de nulle part (Jubal, 1956) de Delmer Daves reprend par exemple les grandes lignes d'Othello, La Loi de la prairie (Tribute to a Bad Man, 1956) de Robert Wise celles du Roi Lear, et Les Grands Espaces (The Big Country, 1958) de William Wyler celles de Roméo et Juliette, pour ne citer que trois exemples parmi des centaines qui ont émaillé le western américain. Shakespeare est le premier à introduire des caractéristiques nouvelles au sein de la tragédie classique : il met en scène régulièrement des familles issues de classes sociales très élevées (l'équivalent de ces riches propriétaires terriens, si chers aux ressorts dramatiques du western) tandis qu'il fait preuve d'une méticulosité particulière à attribuer un registre de langage et d'expressions inhérent au niveau social des personnages. Le héros se retrouve confronté à des choix ardus et apparaît comme étant tiraillé par sa conscience, quand il ne cède pas aux tourments de l'âme. Les personnages secondaires jouent un rôle particulièrement important dans ces désirs contradictoires et les choix faits par le personnage central.

 

 

Tous ces traits se retrouvent de façon notable dans certains films de John Ford. Pour voir l'ombre de la tragédie classique et du dramaturge anglo-saxon planer sur le western il n'y a qu'à penser au très tourmenté Doc Holliday dans La Poursuite infernale (My Darling Clementine, 1946), lequel se fend même d'une tirade d'Hamlet le temps d'une scène. Il en va de même pour John Wayne dans La Prisonnière du désert (The Searchers, 1956), scindé entre sa haine toute revancharde contre les Indiens et des liens du sang quasi-paternels. Idem encore dans la façon dont est illustrée l'opposition entre vérité et légende, idéalisme et carriérisme dans L'homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, 1962). Des films aux relents shakespeariens que Sergio Leone affectionnait particulièrement, jugeant toutefois que rarement le western n'était traité autrement que de manière romantique, magnifiant les grands espaces, exaltant les valeurs communautaires, la noblesse des sentiments, enjolivant la vérité historique pour créer des archétypes spectaculaires d'une mémoire fantasmatique. À sa manière L'homme qui tua Liberty Valance fait office de passerelle idéale entre un Ford de plus en plus désillusionné et le pessimisme de Leone. Du coup, lorsque le cinéaste italien initie un nouveau triptyque, il décide, contrairement au précédent (la "trilogie du Dollar"), d'y instiller une forte dose de réalisme. Ses personnages ne sont plus faits d'un seul bloc mais se retrouvent nuancés, divisés.

 

 

Ainsi, dans Il était une fois dans l'Ouest (C'Era una Volta il West, 1968), outre un rapport de classes, on retrouve ce même déchirement humain dont Shakespeare a parfaitement rendu compte, devenant du coup référence en la matière. Cheyenne a beau être un bandit (et accessoirement un tueur), s'il est mû par le désir de trouver les meurtriers qui se font passer pour lui et sa bande, il trouve dans son périple la noblesse du juste. Cela n'empêche pas la fatalité de s'abattre sur lui. Ailleurs, le personnage campé par Claudia Cardinale couche avec l'homme qui a tué son futur époux et ses enfants. Quant au propriétaire des chemins de fer campé par Gabriele Ferzetti, le mal qui le ronge jusqu'à la paralysie reflète son ambition qui le dévore de l'intérieur et ressemble au Roi Lear dont ses seuls enfants, des hommes à sa solde, regardent son agonie avec avidité. Le scénario reprend d'ailleurs les éléments d'un autre western tourmenté : Johnny Guitare (Johnny Guitar, 1954) de Nicholas Ray (La femme autour de laquelle s'articule l'histoire, le passage controversé du chemin de fer, Sterling Hayden et sa guitare préfigurant Charles Bronson et son harmonica.)
Il est utile de rappeler que, parmi les inspirations de Sergio Leone se trouve Akira Kurosawa qui a, hasard ou coïncidence, adapté plusieurs fois Shakespeare. Le cinéaste italien s'est parfois revendiqué de l'auteur de Hamlet jusqu'à déclarer ceci : "Je me suis dit que William Shakespeare aurait pu écrire de grands westerns !" (2). Leone, en s'attaquant au mythe de l'Amérique, pratique un réalisme à échelle humaine tout comme le faisait Shakespeare. Il ne démystifie pas l'Histoire, il démystifie le romantisme avec laquelle celle-ci a été traitée jusque-là et traite du coup la mythologie américaine comme Shakespeare a traité l'Histoire et la mythologie grecque.
Finalement, dès Pour une poignée de dollars (Per un Pugno di Dollari, 1964), une constante toute shakespearienne est perpétuée au sein du western puisque, régulièrement, deux familles forment deux clans rivaux s'affrontant dans une lutte sans merci. Une constante qui évoque largement celle des Capulet et des Montaigu dans Roméo et Juliette.
Bien entendu Leone n'est pas le seul, ni le premier des réalisateurs italiens à s'être inspiré du dramaturge anglo-saxon et l'influence de Shakespeare irradie le western européen.

 

 

Avec Le Temps du massacre (Tempo di Massacro, 1966), Lucio Fulci met en scène des personnages tordus, déchirés par l'héritage des pères, et la lutte fratricide que se livrent George Hilton, Franco Nero et Nino Castelnuovo l'emmène non seulement aux abords de la tragédie grecque mais aussi dans le drame typiquement shakespearien. Le personnage de Nino Castelnuovo, tel Macbeth, est dévoré d'ambition jusqu'à détrôner son géniteur et le faire devenir son esclave. Alors qu'il a tout du petit fils à papa, ses exactions et sa violence révèlent toutes ses névroses refoulées. Tel Macbeth encore, il sombre dans le nihilisme le plus total tout en se croyant invincible et apprend au final qu'il n'est pas le fils légitime qu'il pensait être. Quant à la figure du patriarche, elle ressemble singulièrement à celle du Roi Lear.
C'est à nouveau ce Roi Lear qu'on retrouve dans Keoma : le père tout-puissant mais vieillissant est peu à peu contesté par ses fils. Dès qu'il meurt, ses enfants font tout pour récupérer leur part du gâteau et tentent pour cela d'éliminer le fils préféré. Les trois filles de la pièce originelle sont remplacées par trois hommes, et la Cordelia de la pièce de Shakespeare, qui bénéficiait d'un amour plus grand de la part du père, n'est autre que Keoma lui-même.
Tout aussi pessimiste et tragique que Le Grand Silence, Une minute pour prier, une seconde pour mourir (Un Minuto per Pregare, un Instante per Morire, 1968) de Franco Giraldi est particulièrement marqué du sceau du tiraillement, de la solitude, de la mélancolie et du fatalisme. Comme souvent, la justice est celle de la loi du Talion ; cependant, dans celui-ci, l'issue est inexorablement dictée par les chasseurs de primes tandis que son héros, hanté par le massacre auquel il a assisté enfant, ne trouve jamais la paix. L'œuvre de Giraldi suinte dès ses premières scènes une ambiance mortuaire inédite, et l'omniprésence du Mal sous toutes ses formes annonce un destin implacable. Tout un pan du western italien, et particulièrement ces deux films, semble constamment obéir à cette sentence présente dans La Tempête (The Tempest, 1610-1611), l'une des dernières œuvres du dramaturge : "L'enfer est vide, tous les démons sont ici".
La lenteur du rythme qui berce Une corde, un colt (1968) épouse celle de la tragédie théâtrale. Ce western de Robert Hossein où la vengeance est exécutée presque à contrecœur sied à la formule suivante de Prospero dans cette même Tempête : "Pardonner est une action plus noble et plus rare que celle de se venger".

 

 

Quant à Sergio Corbucci, déjà évoqué, il est l'un des plus riches au niveau des références culturelles régurgitées à l'écran. Elles jalonnent tant ses films qu'il n'est dès lors pas étonnant d'y trouver des influences des grandes tragédies classiques. Avec Mais qu'est-ce que je viens foutre au milieu de cette révolution ? (Che C'Entriamo Noi con la Rivoluzione?, 1972) il cite directement le dramaturge en faisant de son héros un cabot shakespearien qui se retrouve mêlé malgré lui à la révolution mexicaine en compagnie d'un prêtre. L'une des premières scènes du film montre Vittorio Gassman grimé en Othello, traité de "sale négro !" et poursuivi en raison de sa supposée couleur de peau. Dans la scène suivante, alors qu'il a regagné son théâtre, il est proposé à l'acteur de faire la tournée du Mexique pour des représentations de Richard III. Et puis, bien qu'il s'inscrive dans la veine du western zapatiste et de la commedia dell'arte, son final est également tragique.
Dans le registre des emprunts, rappelons que La Colère du vent (La Collera del Vento, 1970 - rebaptisé Trinita voit rouge) de Mario Camus s'ouvre sur une citation de La Tempête ("Ce ciel d'orage ne pouvait s'éclairer que par une tempête") tandis qu'Un homme nommé Apocalypse Joe (Un Uomo Chiamato Apocalisse Joe, 1970) de Leopoldo Savona met en scène Anthony Steffen dans le rôle d'un ancien pistoléro reconverti en acteur de théâtre déclamant du Shakespeare dans de petits villages de l'Ouest, avant d'hériter d'une mine qu'on lui vole et de partir du coup en croisade pour la récupérer.

 

 

Enfin, au niveau du récit, l'un des grands classiques des légendes grecques et, plus tard, de l'ensemble des dramaturges indo-européens, consiste en ce que l'héritier du trône est obligé de fuir enfant suite à l'assassinat de son père. Il est recueilli par une âme charitable ou un mentor avant de revenir une fois adulte auprès de l'usurpateur meurtrier. Après avoir déjoué les tentatives d'assassinats de ce dernier, il le tue puis récupère le trône. C'est la source-même de mythes tels que Les Argonautiques, mais il est impossible de ne pas penser à tous ces récits de vengeance de l'Ouest, dans lesquels, les enfants ayant assisté au meurtre de leur père et qui, après avoir été pris sous la tutelle d'un homme tenant lieu de figure paternelle, comptent bien en découdre avec ceux qui ont marqué leur vie du sceau de la mort. Les exemples sont nombreux et certains sont même notables à ce sujet. Par exemple, dans La Mort était au rendez-vous (Da Uomo a Uomo, 1967) de Giulio Petroni, un enfant, caché derrière une armoire, assiste impuissant au massacre de sa famille par quatre bandits. Quinze années passent mais sa soif de vengeance ne s'est pas tarie. Il s'engage alors dans une traque sans relâche des coupables, se voit ensuite aidé par un homme énigmatique qui s'avère être l'un des acteurs du drame d'antan. Dans Selle d'argent (Sella d'Argento, 1978), Giuliano Gemma, qui a autrefois assisté à l'exécution de son père, se fait l'instrument de la vengeance d'un enfant qu'il croise sur son chemin et à qui il vient d'arriver peu ou prou la même chose. En aidant l'enfant, il tente de lui éviter la hantise et le tiraillement dont il est lui-même victime depuis sa propre vengeance et expie son sentiment de culpabilité par procuration. Enfin, si les exemples de parricides générant vengeances sont omniprésents dans le western spaghetti, au lieu de se lancer dans une liste exhaustive, citons à nouveau Requiescant qui appartient à cette famille nombreuse !

 

 

Gavé de meurtres et de vengeance, habité par des personnages névrosés et des psychés torturées, teinté d'amertume et de mélancolie, le western européen peut se targuer de ses nombreuses inspirations et citations shakespeariennes. On recense d'ailleurs en son sein pas moins de trois adaptations en bonnes et dues formes (et officiellement revendiquée) du dramaturge : la première est Un doigt sur la gâchette (Dove Si Spara di Più, 1967) que réalise Gianni Puccini et dont le scénario, écrit par María del Carmen Martínez Román, est une transposition de Roméo et Juliette. La deuxième n'est autre que Django porte sa croix (Quella Sporca Storia nel West, 1968), mis en scène par Enzo G. Castellari en 1968 avec, au scénario, Sergio Corbucci qui adapte directement Hamlet. Son titre américain (Johnny Hamlet) est du reste évocateur. La troisième et dernière est réalisée par Richard Balducci. Il s'agit de Dans la poussière du soleil (Il Sole nella Polvere, 1971) qui illustre cette même pièce.

 

 

Finalement, à regarder le western, et plus encore le western transalpin où la mort est constamment au rendez-vous, c'est à se demander parfois ce qu'on est venu foutre au milieu de cette tragédie de la violence et de la vengeance !



Gilles Vannier (Mallox)

 

Numéro de dépôt SACD : 000356583



Sources :
(1) Vincent Jourdan dans son livre Voyage dans le cinéma de Sergio Corbucci
(2) Il était une fois en Italie : Les westerns de Sergio Leone (Christopher Frayling)


 

- Index des films cités



Les westerns européens :


Pour une poignée de dollars (Per un Pugno di Dollari, 1964) - Sergio Leone
L'Homme du Minnesota (Minnesota Clay, 1964) - Sergio Corbucci
Un Pistolet pour Ringo (Una pistola per Ringo, 1965) - Duccio Tessari
4 dollars de vengeance (Cuatro Dólares de Venganza, 1965) - Jaime Jesús Balcázar
Le Retour de Ringo (Il Ritorno di Ringo, 1965) - Duccio Tessari
Les Cruels (I Crudeli, 1966) - Sergio Corbucci
Django (1966) - Sergio Corbucci
Le Temps du massacre (Tempo di Massacro, 1966) - Lucio Fulci
Le Bon, la Brute et le Truand (Il Buono, il Brutto, il Cattivo, 1966) - Sergio Leone
Tire encore si tu peux (Se Sei Vivo, Spara, 1966) - Giulio Questi
Les Longs Jours de la vengeance (I Lunghi Giorni della Vendetta, 1966) - Florestano Vancini
Requiescant – Tel était son nom (Requiescant, 1967) - Carlo Lizzani
La Mort était au rendez-vous (Da Uomo a Uomo, 1967) - Giulio Petroni
Un Doigt sur la gâchette (Dove Si Spara di Più, 1967) - Gianni Puccini
Je vais, je tire et je reviens (Vado... l'Ammazzo e Torno, 1967) - Enzo G. Castellari
Le Jour de la haine (Per 100, 000 Dollari Ti Ammazzo, 1967) - Giovanni Fago
7 Winchester pour un Massacre (7 Winchester per un Massacro, 1967) - Enzo G Castellari
Johnny le bâtard (John il Bastardo, 1967) - Armando Crispino
Pas de pardon, je tue (Tragedia al Sol, 1968) - Joaquín Luis Romero Marchent
Une Minute pour prier, une seconde pour mourir (Un Minuto per Pregare, un Instante per Morire, 1968) - Franco Giraldi
Django, prépare ton cercueil (Preparati la Bara!, 1968) - Ferdinando Baldi
Django porte sa croix (Quella Sporca Storia nel West, 1968) - Enzo G. Castellari
Avec Django, la mort est là (Joko Invoca Dio... e Muori, 1968) - Antonio Margheriti
Le Grand Silence (Il Grande Silenzio, 1968) - Sergio Corbucci
Tuez-les tous... et revenez seul ! (Ammazzali Tutti e Torna Solo, 1968) - Enzo G Castellari
Une Corde, un colt (1968) - Robert Hossein
Le Mercenaire (Il Mercenario, 1968) - Sergio Corbucci
Il était une fois dans l'Ouest (C'Era una Volta il West, 1968) - Sergio Leone
Le Dernier des salauds (Il Pistolero dell'Ave Maria, 1969) - Ferdinando Baldi
Les 4 desperados (Los Desesperados, 1969) - Julio Buchs
Bonnes funérailles, amis, Sartana paiera (Buon Funerale Amigos!... Paga Sartana, 1970) - Giuliano Carnimeo
La Colère du vent (La Collera del Vento, 1970) - Mario Camus
Un Homme nommé Apocalypse Joe (Un Uomo Chiamato Apocalisse Joe, 1970) - Leopoldo Savona
Django arrive, préparez vos cercueils (C'è Sartana... Vendi la Pistola e Comprati la Bara, 1970) - Giuliano Carnimeo
Il était une fois... la révolution (Giù la Testa, 1971) - Sergio Leone
La Vengeance de Dieu (Il Venditore di Morte, 1971) - Vincenzo Gicca Palli
Priez les morts, tuez les vivants (Prega il Morto e Ammazza il Vivo, 1971) - Giuseppe Vari
Dans la poussière du soleil (Il Sole nella Polvere, 1971) - Richard Balducci
Mais qu'est-ce que je viens foutre au milieu de cette révolution ? (Che C'Entriamo Noi con la Rivoluzione?, 1972) - Sergio Corbucci
Mon nom est personne (Il Mio Nome è Nessuno, 1973) - Tonino Valerii
Keoma (Keoma il Vendicatore, 1976) - Enzo G Castellari
Selle d'argent (Sella d'Argento, 1978) - Lucio Fulci

Les westerns américains :

La Poursuite infernale (My Darling Clementine, 1946) - John Ford
Johnny Guitare (Johnny Guitar, 1954) - Nicholas Ray
L'Homme de nulle part (Jubal, 1956) - Delmer Daves
La Prisonnière du désert (The Searchers, 1956) - John Ford
La Loi de la prairie (Tribute to a Bad Man, 1956) - Robert Wise
Les Grands Espaces (The Big Country, 1958) - William Wyler
L'homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, 1962) - John Ford


Les autres films cités (hors western) :

L'Homme, l'orgueil et la vengeance (L'Uomo, l'Orgoglio, la Vendetta, 1967) - Luigi Bazzoni
Médée (Medea, 1969) - Pier Paolo Pasolini


Par Gilles Vannier (octobre/novembre 2018)

 

 

P.S. : à noter que ce texte s'inscrit dans un livret, plus complet, dans lequel vous trouverez en plus de celui-ci, les textes de Guillaume Flouret, Vincent Jourdan et de Lionel Grenier. Sans compter qu'il s'agit d'un combo et que, par conséquent, vous y trouverez également le magnifique western de Duccio Tessari, Le retour de Ringo, en DVD et en Blu-Ray, ainsi que des bonus vidéo !